Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Québec, qui a fermé ses portes en 2021.

Adrian Pracon: «Anders Breivik m'a épargné et maintenant je sais pourquoi»

«Anders Breivik m'a épargné et maintenant je sais pourquoi»
dr

Ce jour-là, Adrian Pracon se baignait dans la mer de l'île d'Utoya. L'eau lui arrivait à la hauteur des genoux. Il était dans la ligne de mire directe du terroriste d'extrême-droite, Anders Breivik, et comprit alors qu'il allait mourir.

Ce jeune travailleur de 21 ans venait de voir la plupart de ses amis abattus froidement par ce meurtrier sans merci qui allait tuer 69 personnes ce jour-là. Adrian se souvient encore du moment où Breivik pointa son arme sur lui. «Tout ce qu'il avait à faire, c'était d'appuyer sur la gâchette», confia-t-il à l'écrivain Erik Moller Solheim, dans le livre qu'ils écrivirent plus tard ensemble.

«Il avait appuyé sa joue contre son fusil et fronça les sourcils. "Non", hurlai-je avec le peu de souffle qu'il me restait au fond de ma poitrine. Je demeurai immobile, les bras ballants contre mes flancs. "Ne tirez pas !"»

Et Breivik le laissa partir.

Finalement, Adrian fut quand même blessé -- une balle dans l'épaule, tirée à bout portant, alors qu'il se cachait derrière une pile de corps, pour se confondre avec les morts -- mais il survécut à cet atroce tragédie. Et depuis ce moment, une seule question hante l'esprit d'Adrian: Pourquoi Breivik avait-il épargné sa vie?

Lundi, il a enfin eu sa réponse.

«Certaines personnes semblaient plus gauchistes que d'autres», a déclaré Breivik lundi pour les meurtres de 69 personnes sur l'île d'Utoya et de huit autres dans l'attentat d'Oslo. «Lui, il semblait plus de droite, en tout cas, il en avait l'allure. C'est pour cette raison que je n'ai pas tiré sur lui. [...] Quand je l'ai regardé, je me suis vu en lui.»

Erik Moller Solheim, qui a co-écrit avec Adrian Mon coeur contre la pierre ("The Heart Against The Stone"), dans lequel ils racontent cette journée d'horreur, a déclaré que sa mâchoire s'est décrochée lorsqu'il a entendu la réponse de Breivik. Quant à Adrian, «il fut partagé entre un intense sentiment de soulagement, car il avait enfin la réponse à la question qui l'avait hanté depuis tous ces mois, et la cruelle sensation qu'il ne pourrait jamais faire toute la lumière sur cette tragédie», raconte Solheim.

Comme ce dernier l'écrit dans le livre, Adrian se sent toujours coupable d'avoir survécu, quand tant d'autres n'ont pas eu cette chance. Et le témoignage de Breivik n'a fait qu'accentuer ce sentiment.

«Dans ses moments les plus sombres, il avoue qu'il aurait préféré mourir. Porter la responsabilité d'avoir survécu, de devoir sa vie au choix de Breivik est devenu un fardeau quotidien pour Adrian.» Et Solheim de répéter que «le fait de découvrir que le tueur avait fait le choix de lui laisser la vie consciemment n'a fait qu'augmenter ce sentiment de culpabilité. Cela est devenu encore plus difficile à appréhender pour lui.»

Évidemment, la ressemblance dont parle Breivik quand il déclare s'être reconnu en Adrian est tout à fait illusoire. Comble de l'ironie, Adrian est le fils d'immigrants polonais, à l'opposé du discours haineux et xénophobe de Breivik. Mais d'un autre côté, Erik Solheim n'a pu s'empêcher de remarquer quelques similarités dans la vie des deux hommes. «Comme Breivik, Adrian a eu une enfance compliquée», explique Solheim. Homosexuel élevé dans une famille catholique, il s'est heurté aux réticences de ses proches quand il a dévoilé son homosexualité au grand jour, et, même s'il a désormais de bonnes relations avec sa famille, il n'en reste pas moins qu'il s'est senti isolé durant son adolescence.

«Comme lui, il a eu le sentiment d'être mis à l'écart par la société et s'est replié sur lui-même, affirme Erik Solheim. Mais la différence entre les deux hommes est qu'Adrian a choisi de travailler et de s'investir, ce qui a donné un nouveau sens à sa vie. Breivik, lui, s'est coupé du monde et de la réalité et a choisi de se venger au nom d'une cause fallacieuse. Il va sans dire que toute la différence tient dans le fait que Anders Breivik est un homme malade, contrairement à Adrian, mais ils partagent ce même sentiment d'exclusion.»

Procès à double tranchant

Pour les survivants du massacre d'Utoya et de l'attentat d'Oslo, le procès de Breivik est «à double tranchant», particulièrement du fait de la longueur et de l'horreur des dépositions. Autant il est vrai qu'on peut trouver une certaine catharsis lors des procès, autant cela peut se révéler être une épreuve particulièrement épuisante et douloureuse.

Depuis ce jour tragique, Adrian n'avait revu qu'une seule fois son tireur, c'était en novembre dernier, dans le tribunal d'Oslo. Mais il ne se doutait alors pas que le plus difficile était à venir. Il allait devoir témoigner, confronter l'homme qui avait tenu sa vie entre ses mains et qui, pour des raisons toujours aussi floues, avait choisi de l'épargner. Et peu importe le témoignage d'Adrian, peu importe le verdict du tribunal, une chose demeurait certaine : la plupart des interrogations des victimes ne trouveraient jamais de réponse.

«La dernière fois qu'ils se sont vus, Adrian était dévasté, rapporte Erik Solheim. Ce procès avait des incidences très fortes sur lui, tout particulièrement parce que c'était la première fois qu'il entendait sa voix, c'était la première fois qu'il l'entendait parler.»

«Jusqu'alors, Breivik était réduit à cette image de démon, d'être surnaturel et maléfique. Au procès, c'est un homme mal assuré qu'on a vu entrer dans la salle. Ce fut un réel choc de se rendre compte que la personne qui tenait votre destiné entre ses doigts est simplement un homme tout ce qu'il y a de plus humain.»

Extrait du livre d'Adrian Pracon et d'Erik Moller Solheim, Mon coeur contre la pierre(The Heart Against The Stone)

Il est difficile de dire s'il m'avait vu depuis le début ou s'il venait de me repérer. Quand il se retourna cependant, tout se passa très vite. Il balaya le rivage et les autres nageurs du regard et d'un long coup d'oeil soutenu, il se fixa sur moi et pointa son arme en ma direction. L'eau atteignait mes genoux. Je ne pouvais aller nulle part. J'étais une véritable cible vivante et tout ce qu'il avait à faire était d'appuyer sur la gâchette. Il cala son fusil contre sa joue et fronça les sourcils.

«Non», hurlai-je avec le peu de souffle qu'il me restait au fond de ma poitrine. Je demeurai immobile, les bras ballants contre mes flancs. «Ne tirez pas !»

J'arrêtai de respirer. Mon coeur battait si fort dans ma poitrine qu'on devait l'apercevoir à travers mon maillot mouillé. Où allait-il tirer? Dans la tête? Dans le coeur ? Je me prenais à espérer pour une balle en plein coeur. Au moins, ce serait rapide. Je n'avais jamais eu d'arme pointée sur moi auparavant et je me sentais complètement impuissant. Il pouvait faire ce qu'il voulait de moi.

La mort ou la vie. C'était à lui de choisir.

Je cherchais à entrevoir une réponse, à croiser le regard de l'homme derrière l'arme. Mais tout ce que je pus voir, ce fut le trou béant du canon noir du fusil. Mon corps se préparait à recevoir la balle fatale. Ma poitrine et mon front étaient devenus brûlants.

Il ferma un oeil.

C'était la fin.

Puis, il abaissa son arme, se retourna et disparut. Je repris mon souffle. À cet instant, mes jambes se dérobèrent sous moi et je réussis tant bien que mal à regagner la rive, en tremblant, avant de m'effondrer sur les cailloux.

Pour une raison inconnue, j'étais toujours vivant.

INOLTRE SU HUFFPOST

Ouverture du procès de Breivik

Ouverture du procès de Breivik

Close
Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Canada, qui ont fermé en 2021. Si vous avez des questions ou des préoccupations, veuillez consulter notre FAQ ou contacter support@huffpost.com.