Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Québec, qui a fermé ses portes en 2021.

Comment écrire un bon roman en parlant du vide qui entoure les iguanes au Mexique?

Autant le dire d'emblée: ça n'était pas gagné d'avance pourde Jérôme Baccelli. Pourtant, ce livre inaugural de ce Nouvel Attila tout frais mérite toute l'attention dont nous pourrions être encore capables en ces heures dissipées.
This post was published on the now-closed HuffPost Contributor platform. Contributors control their own work and posted freely to our site. If you need to flag this entry as abusive, send us an email.

Autant le dire d'emblée: ça n'était pas gagné d'avance pour Aujourd'hui l'Abîme de Jérôme Baccelli. Un titre franchement patapouf, dans la lignée des bluettes faussement énigmatiques, pleines de ce su-sucre qui déborde des librairies à chaque rentrée (Nos baisers sont des adieux, Plus noire avant l'aube, L'art difficile de rester assise sur une balançoire, Et que s'envolent les étoiles de nos coeurs... Les titres de Catherine Pancol entrant dans une catégorie spéciale), une maquette un peu vieillotte, un sujet pompier taille XXL (Pascal, un ancien trader décide de tout plaquer pour faire le tour du monde en voilier à la recherche de la vérité. Et bing!) et deux phrases d'ouverture ("Une chose est sûre, je suis parti ce matin, à sept heures quinze. Et encore, même cela n'est pas tout à fait exact.") qui fleurent bon les années de fac, celles où on écrivait des poèmes sous le pseudo d'Absinthe ou de Lysandre et où les mystères poussifs ressemblaient à de l'or en barre. Si en plus de tout ça Baccelli avait avoué une inclinaison pour l'écriture nocturne et la lettre K, j'aurais balancé le machin illico sur les braises de mon barbecue. Bien m'a pris de ne rien en faire, car ce livre inaugural de ce Nouvel Attila tout frais mérite toute l'attention dont nous pourrions être encore capables en ces heures dissipées.

Je ne vais pas perdre mon temps, ni le vôtre, à en faire un résumé. Tout le monde est très occupé. En revanche, ce qui me paraît primordial dans cette histoire c'est de souligner au marqueur le statut entreprenant de Pascal. Personnage central, fameux trader en pleine rébellion intellectuelle qui vient, au moment où nous le rejoignons sur le quai Branly, de rompre les chaînes qui le tenaient aliéné à cette horrible "société moderne actuelle d'aujourd'hui". Pascal vient de se mettre en recherche. C'est plus ou moins ce que les tous les bons personnages font, mais contrairement aux marionnettes d'un Thomas Pynchon qui grattent la terre à la recherche d'une vérité pour se rendre compte, au bout du chemin, qu'ils se sont fait balader depuis le début, le Pascal de Baccelli inverse la donne dès la première page. Il prend les choses en main. Il part comme on fait une crise existentielle. Les nombreuses années qu'il a passées auprès de son charismatique, ésotérique et fantasque patron, John Edward Forese, ont fait de lui un penseur iconoclaste et ce même patron, perclus de métastases, aura beau se lancer à sa poursuite (Pascal n'est pas seulement en recherche, il est aussi sur le point de mettre le doigt là où ça fait très mal) il sera déjà trop tard.

2014-04-22-Klein.jpg

Photo: Yves Klein

Les modèles de pensée tiennent parfois à de légers détails dont l'importance se révèle souvent cruciale. Ainsi, Luc Besson voyait dans une femme à moitié bègue et mal coiffée le cinquième élément sur lequel reposait l'univers tout entier. Heureusement pour nous, le récit de Baccelli prend un autre chemin, topographié par une galerie de portraits saisissants. Depuis Hésiode jusqu'à Einstein et Hubble en passant par John Cage et Yves Klein, toutes les ingénieuses bornes de la chronologie mise en place dans les à-côtés para-textuels se fondent autour d'un même axe: le vide. Autrement appelé selon les époques: éther, matière noire, rien... Et c'est précisément sur ce point nodal et impalpable que Baccelli réussit son tour de force, là où des mains moins expertes nous auraient plombé l'ambiance à coup de poncifs et de portes ouvertes depuis des lustres. Le roman rameute tout un pan souterrain de notre histoire (philosophique, scientifique, artistique...) en très peu de pages (156) pour donner un récit ciselé, érudit, concis et pourtant plein comme un oeuf.

Il y a une franche fascination à suivre le rythme posé par Baccelli, le choix précis des mots qu'il utilise pour parler de l'exil forcé d'Anaxagore, de l'incompréhension métaphysique de l'œuvre de Van Gogh, la couleur étrange, qu'il applique par touches sèches, à ce texte qui s'avale d'un trait. C'est un livre plein de résonances contemporaines. La crise, bien entendu, mais aussi la culture d'un vide inutile, moins ontologique qu'idéologique et qui s'exprime notamment dans une parole politique qui ne tient plus que par la répétition hébétée d'un discours dont l'inconsistance intellectuelle est sidérante. La finance est un système biaisé où des algorithmes fantômes côtoient le vacuum intégral et l'hystérie la plus totale et même si Pascal en perçoit toute la logique profonde il en refuse la fatalité. L'un dans l'autre, Aujourd'hui l'Abîme est le livre d'une apocalypse (révélation) qui nous pend au nez et dont l'ambition d'un équilibre narratif précaire fonctionne au-delà de tout espoir. En soi, c'est déjà un petit miracle.

Quel rapport avec les iguanes mexicains?

Il faudra lire le livre.

2014-04-23-Aujourdhuiabimedef209x300.png

-------

Jérôme BACCELLI - Aujourd'hui l'Abîme (Le Nouvel Attila, 2014).

VOIR AUSSI SUR LE HUFFPOST

Avril 2018

Les billets de blogue les plus lus sur le HuffPost

Retrouvez les articles du HuffPost sur notre page Facebook.
Close
Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Canada, qui ont fermé en 2021. Si vous avez des questions ou des préoccupations, veuillez consulter notre FAQ ou contacter support@huffpost.com.