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Certains animaux menacés dépendent paradoxalement du tourisme pour survivre

Paradoxalement, certaines communautés locales et initiatives visant à préserver les espèces pâtissent de l’interruption des voyages internationaux à cause de la pandémie de COVID-19.
Des visiteurs sur un quad observent les ours polaires sur l'Ile de Barter.
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Des visiteurs sur un quad observent les ours polaires sur l'Ile de Barter.

Presque tous les ans, la mer de Beaufort gèle dès novembre. La saison, bien remplie, d’excursions à la rencontre des ours polaires touche à sa fin en Arctique. À mesure que la glace se forme, le flot de touristes se réduit à un simple filet dans le village inupiak de Kaktovik, sur la côte nord de l’Alaska. Tandis que Robert Thompson et d’autres guides tirent leurs bateaux sur la terre ferme, les deux hôtels sans prétention se vident.

«Avant, on avait 1 500 visiteurs par an pour les ours», indique Thompson, un habitant du village, lui-même Inupiak, qui organise des excursions aux alentours de Kaktovik et des randonnées en rafting au Refuge national de la faune sauvage arctique, situé à proximité. Mais pas cette année. «Les gens du coin ne veulent pas de touristes à cause du virus», explique-t-il.

Kaktovik, qui compte 293 âmes, est un village isolé de la côte de l’île Barter. Aucune route ne le relie au reste du monde. La ville la plus proche, Prudhoe Bay, est à plus de 160 km à l’Ouest. Mais les habitants n’ont pris aucun risque face à la pandémie. Quand les choses ont commencé à se gâter ailleurs, le conseil municipal a interdit l’entrée du village aux personnes extérieures non essentielles. Résultat, Kaktovik a passé l’été sans un seul cas de COVID-19. Mais aussi sans un seul touriste.

«Ici, l’activité économique est restreinte, et les excursions guidées pour voir les ours polaires y contribuaient», précise notre guide. Faute de visiteurs, les habitants du coin ont perdu des mois de revenus. Des guides qui avaient investi dans de nouveaux bateaux ont dû trouver d’autres moyens de rembourser leur prêt, et Robert Thompson, qui n’a plus beaucoup de temps devant lui pour montrer au monde l’effet du changement climatique sur le paysage environnant, devra attendre l’an prochain.

Depuis 20 ans, Robert Thompson guide les touristes venus voir les ours polaires d'Alaska.
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Depuis 20 ans, Robert Thompson guide les touristes venus voir les ours polaires d'Alaska.

Alors que la pandémie a mis un coup d’arrêt aux voyages internationaux, les communautés locales et les programmes de protection des espèces qui dépendent de l’écotourisme sont eux aussi menacés. Cette pression nouvelle, qui vient s’ajouter à une situation déjà précaire pour certains des lieux et des populations les plus vulnérables au monde, a relancé le débat sur le bien-fondé de l’écotourisme pour préserver la nature.

Le boom de l’écotourisme

Cet écotourisme, dont les revenus sont consacrés à la protection de milieux naturels souvent menacés, ainsi qu’à celle des espèces et des communautés qui les peuplent, est le secteur touristique qui connaît le plus fort développement. Sa valeur en matière de protection de l’environnement augmente également.

L’écotourisme agit là où les subventions gouvernementales sont insuffisantes, comme en Afrique sub-saharienne (où l’argent de l’État et celui de la communauté internationale est de plus en plus consacré à la militarisation des forces de l’ordre, qui luttent contre le braconnage et le commerce illégal d’animaux sauvages) ou aux États-Unis, où la réquisition de terrains publics et le soutien aux parcs nationaux dépendent du bon vouloir des élus. Ce tourisme génère la majeure partie des revenus de certains parcs nationaux du monde entier.

Dans bien des cas, «les agences de tourisme qui apportent des fonds ont été créées parce que les budgets gouvernementaux étaient inadéquats, et ils le sont toujours», rapporte Ralf Buckley, chercheur en écologie à l’Université Griffith en Australie, et spécialiste de l’écotourisme.

Certaines régions dont la biodiversité est la plus riche n’ont pas les fonds nécessaires pour la protéger. Les tamarins au Brésil, les aras au Costa Rica, les orangs-outangs à Sumatra et les lycaons sud-africains ont tous bénéficié de l’écotourisme. Au cours de ses recherches, Ralf Buckley a étudié 360 espèces de mammifères, oiseaux et batraciens menacés et constaté que l’écotourisme finançait les programmes de protection des deux tiers des populations restantes, et de 99% de leurs habitats naturels.

La ville de Kaktovik, à plus de 100 kilomètres du village le plus proche a été complètement fermée lorsque la pandémie de COVID-19 a débuté.
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La ville de Kaktovik, à plus de 100 kilomètres du village le plus proche a été complètement fermée lorsque la pandémie de COVID-19 a débuté.

Néanmoins, la pandémie a révélé les défauts inhérents à ce système, qui dépend de l’argent dépensé par les voyageurs étrangers.

Dans un sondage mené en juillet auprès de plus de 300 responsables d’organisations de protection de la faune, 57% des personnes interrogées disaient être en difficulté financière à cause de la pandémie. Beaucoup citaient le déclin de l’écotourisme, ainsi que la fermeture des parcs et zoos.

«La COVID-19 est révélatrice de sérieuses lacunes dans le modèle écotouristique», souligne Lauren Gilhooly, primatologue qui travaillait au Centre de protection des ours de Bornéo, en Malaisie, jusqu’à ce que la pandémie l’oblige à rentrer chez elle, au Canada. Le Centre est l’une des principales attractions de la région, et il reçoit d’ordinaire des centaines de visiteurs par jour. Comme les excursions pour observer les ours polaires à Kaktovik, l’établissement permet de voir de près des espèces en voie d’extinction, tout en alimentant l’économie locale. Quand la pandémie a obligé le gouvernement malaisien à fermer les frontières du pays, à la mi-mars, cette économie, qui dépendait des visites au Centre, en a sévèrement pâti.

«L’objectif des centres de réhabilitation est de relâcher les animaux dans la nature dès que possible, et cela demande énormément de ressources», précise Lauren Gilhooly. Pour nourrir ses 43 ours malais – la plus petite espèce d’ours au monde, endémique des forêts tropicales d’Asie du Sud-est –, le centre achète des bananes, des papayes, des légumes et du miel aux producteurs locaux. Privés des revenus générés par les touristes étrangers, qui paient l’entrée six fois plus cher que les Malaisiens, les responsables de l’établissement ont du mal à nourrir les ours et à payer leurs employés.

«Le tourisme génère énormément d’argent, mais c’est aussi la première chose à disparaître en temps de crise.»

Lauren Gilhooly, primatologue et ex-employée d’un centre de protection de la faune en Malaisie.

Bien que la baisse du nombre d’écotouristes cette année soit un problème pour les organismes de protection des espèces, ce secteur soulève aussi des problématiques bien antérieures à la pandémie. Les visiteurs avides de découvertes qui paient des sommes conséquentes pour voir de près quelque chose de rare et d’excitant occasionnent parfois des dégâts dans leur sillage.

Ils piétinent la végétation, abîment les récifs coralliens, perturbent les sites de reproduction et transmettent des maladies – comme la COVID-19 – aux espèces sauvages. Pour les animaux destinés à être relâchés dans un environnement hostile, s’habituer aux humains peut être fatal. Parallèlement, la potentielle manne financière liée au tourisme encourage le développement d’infrastructures qui dégradent et polluent les habitats naturels de ces animaux.

Selon les recherches menées par Ralf Buckley, les bénéfices apportés par le tourisme n’en valent pas toujours la chandelle, et les écotouristes risquent de nuire aux populations animales qu’ils sont venus admirer.

Des visiteurs du centre Sun Bear, en Malaisie.
LAUREN GILHOOLY
Des visiteurs du centre Sun Bear, en Malaisie.

Pour les communautés indigènes, un boom de l’écotourisme se paie parfois très cher. Dans les années 1950 et 1960, les Masaï ont été chassés de leurs terres pour faire place à la réserve Masaï Mara au Kenya, et au Parc national du Serengeti en Tanzanie, refuge des lions, éléphants et hippopotames. Bien que l’afflux de visiteurs étrangers semble avoir profité à l’économie locale, seul un petit nombre de Masaï en ont réellement bénéficié.

Malgré cela, Ralf Buckley maintient que l’écotourisme est une source de revenus dont les programmes de protection ont désespérément besoin, surtout dans les parties du monde riches en biodiversité mais financièrement défavorisées.

«L’écotourisme est un outil pour transférer les fonds privés des pays riches vers des initiatives de protection de l’environnement dans des pays plus pauvres. Cela continue de fonctionner, alors pourquoi y mettrions-nous un terme?» demande le chercheur.

La COVID-19 révèle les faiblesses des économies locales

Cependant, la pandémie a clairement montré la vulnérabilité des économies locales et des efforts de protection de la faune qui reposent cette source de revenus aléatoires. Et certains pays, comme le Belize, cherchent à adopter une approche plus résiliente.

Les visiteurs qui viennent admirer les ruines mayas et observer les jaguars dans la plus grande forêt tropicale d’Amérique centrale rapportent chaque année 15 millions de dollars. La règlementation régionale en matière de protection de l’environnement assure aussi l’accès à l’eau potable pour un tiers du pays. Mais, cette année, quand le tourisme s’est effondré, le gouvernement a lancé un plan de développement ambitieux afin de rendre la région moins vulnérable à ce type de crise économique.

L’idée est de créer des opportunités pour les communautés locales tout en continuant à protéger l’eau, les milieux naturels et la biodiversité. Ce plan mise sur des investissements du gouvernement, des ONG et d’entreprises privées et promeut un mélange d’agriculture et d’agroforesterie durables, l’interdiction de l’exploitation minière et de la construction de nouveaux barrages, la promotion de la recherche scientifique, et des efforts pour encourager le tourisme local.

Le centre Sun Bear dépend des touristes pour nourrir ses 43 ours.
LAUREN GILHOOLY
Le centre Sun Bear dépend des touristes pour nourrir ses 43 ours.

«Le tourisme génère énormément d’argent, mais c’est aussi la première chose à disparaître en temps de crise», rappelle Lauren Gilhooly, ajoutant que cette situation risque de se reproduire.

Ailleurs, l’écotourisme a opté pour une approche très – voire trop – familière: les événements virtuels. Les parcs et centres de protection de la faune sauvage se sont pleinement adaptés à l’ère du streaming pour attirer, à distance, l’attention de touristes potentiels. Lauren Gilhooly et ses collègues de Bornéo proposent de découvrir les ours malais via un safari virtuel. Pour ceux qui ne peuvent voyager jusqu’à Kaktovik pour une excursion dans l’Arctique gelé, l’ONG Polar Bears International offre de suivre en direct le repas des ours polaires.

Bien sûr, les safaris virtuels sont loin d’être aussi excitants, et les centres de protection de la faune, les zoos et les parcs nationaux dépendent fortement des recettes de leurs boutiques de souvenirs. Mais ces organisations espèrent que leurs offres en ligne leur rapporteront assez d’argent pour rester à flot durant la pandémie.

Diversifier les revenus

La récession provoquée par la COVID-19 ne changera sans doute pas fondamentalement l’écotourisme et ne compensera pas ses défauts, admet Ralf Buckley, mais elle aidera peut-être les organisations de protection de la faune à trouver le moyen de diversifier leurs revenus pour survivre à de futures crises. «Ils avaient déjà plus ou moins conscience de tout cela, mais la COVID les a sévèrement mis à l’épreuve, et c’est encore le cas», déclare-t-il.

Robert Thompson, lui, n’en peut plus d’attendre le retour à la normale. Ses décennies d’expérience lui ont montré le pouvoir que recèle une confrontation directe avec la nature. Il y a vingt ans, des étrangers sont arrivés devant l’hôtel de Kaktovik en demandant à voir des ours polaires. Robert Thompson leur a d’abord proposé des excursions dans son camion, puis son bateau.

«Ils ont pris des photos et ça a pris de l’ampleur», raconte-t-il. En peu de temps, ses clients ont rempli les pages de livres et de magazines, allant jusqu’à témoigner devant le Congrès américain, preuves visuelles à l’appui, pour soutenir la création du Refuge national de la faune sauvage arctique – où Donald Trump a manœuvré en août dernier pour autoriser les forages pétroliers.

Comme beaucoup de guides en Alaska, Robert Thompson fait déjà le plein de réservations pour la saison 2021, sans être sûr qu’elle pourra avoir lieu. Dans le cas contraire, non seulement il perdra une année supplémentaire de revenus, mais aussi une chance de montrer aux gens ce qui se joue dans l’Arctique menacé par le réchauffement climatique.

«Nous assistons à la fin des ours polaires sur cette planète», déplore-t-il. «Le pergélisol est en train de fondre. Le sol se délite. Les bœufs musqués ont disparu de la région. Quand on marche dans la toundra, on trouve des cadavres de caribous partout.» Il constate tristement que beaucoup de gens viennent à Kaktovik pour voir ce lieu avant qu’il ne disparaisse, et espère qu’à la fonte des glaces sur la mer de Beaufort au printemps prochain, il pourra le leur montrer.


Cet article, publié sur le HuffPost américain, a été traduit par Iris Le Guinio pour Fast ForWord.


La traduction de ce texte a été publié originalement sur le HuffPost France.

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