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C’est les incitations, stupide!

Notre système de santé pourrait s’améliorer de lui-même si on l’encourageait un peu plus à le faire.
Irina_Strelnikova / Getty

Ce texte est le dernier d’une série de cinq sur notre système de santé, ses défis et des solutions pour éviter de frapper un mur d’ici dix ans. Aujourd’hui: comment favoriser l’innovation.


Pourquoi notre système de santé peine-t-il autant à innover? La réponse se trouve en bonne partie dans le titre coiffant cet article (référence à la citation célèbre de James Carville: «It’s the economy, stupid!»).

J’en nomme quelques-unes, juste pour montrer à quel point elles semblent évidentes:

  • Améliorer l’accès au médecin de famille (nooooon!);
  • Accroître les responsabilités des infirmières à l’urgence (vraiment?);
  • Mesurer la pertinence clinique et la performance des médecins, et diffuser régulièrement ces informations (ça ne se faisait pas déjà?);
  • Rendre compte de façon transparente de la performance des urgences (duh!).

On conviendra que c’est l’équivalent de la tarte aux pommes appliquée au fonctionnement de nos hôpitaux: personne ne peut être contre ça, surtout que nos urgences sont bondées depuis plus de quarante ans. La seule question qui reste à poser est: pourquoi n’y sommes-nous toujours pas arrivés?

On va reprendre les points du Commissaire, un par un.

Améliorer l’accès aux médecins de famille: Ça fait des dizaines d’années que le chemin des Québécois vers le médecin de famille, c’est la croix et la bannière. L’automne dernier, près de 700 000 d’entre nous poireautaient sur une liste qui s’étire constamment. Pourtant, le Québec (et le Canada) reste encore l’un des endroits en Occident où l’on forme le moins de nouveaux médecins, comme si on voulait perpétuer le problème.

Accroître la responsabilité des infirmières: Nos infirmières peuvent faire beaucoup plus lorsqu’elles ne sont pas chaperonnées par les médecins, ce qui permet de leur enlever un peu de pression tout en aidant les patients, comme je le mentionnais dans un texte précédent. Mais le Québec, en retard sur ce plan comme sur bien d’autres, avance toujours très lentement, comme si nos infirmières étaient moins compétentes que celles d’autres provinces ou pays.

Mesurer la performance des médecins et la diffuser: N’importe quel gestionnaire à moitié qualifié sait que le partage des meilleures pratiques, c’est la grosse base pour améliorer des équipes de travail, qu’il s’agisse d’un atelier de mécanique, d’une firme d’avocats ou même de sport professionnel. Quelques-unes de nos meilleures urgences donnent à leurs médecins un bulletin de performance de leur rendement, mais les hôpitaux qui le font restent l’exception plutôt que la règle. Pourquoi on ne fait pas ça d’office?

Rendre compte de façon transparente de la performance des urgences: En Ontario, on a accès en quelques clics à la durée de séjour à l’urgence ainsi qu’à une foule d’indicateurs, dont l’attente pour des chirurgie et les examens d’imagerie, pour chacun des hôpitaux de la province et depuis plusieurs années. Au Québec, royaume du bordel informatique, on doit encore passer par une demande d’accès à l’information. Sans blague. L’Ontario n’est pourtant pas sur une autre planète, mais juste de l’autre côté de la rivière!

Je répète, tout ça est aussi évident que les pustules qui garnissaient jadis mon front d’adolescent. Alors pourquoi on ne le fait toujours pas?

RAISON 1: On ne veut pas que ça change

Une première raison est qu’il y a toujours quelqu’un, quelque part, qui a intérêt à ce que rien ne change. Le Collège et les fédérations de médecins ont longtemps protégé le territoire professionnel de leurs membres aux dépens de ce qui était mieux pour le patient, même si les infirmières et les pharmaciens (entre autres) sont parfaitement qualifiés pour s’occuper d’une foule de problèmes de santé en première ligne, et bien plus facilement accessibles.

Les patients voudraient évidemment qu’il y ait plus de médecins, mais tous les médecins ne sont pas de cet avis. En 2017, la Fédération des médecins étudiants a averti qu’un surplus de médecins se profilait à l’horizon et que certains seraient éventuellement forcés au chômage. C’était farfelu, mais quelques mois après, l’ex-ministre de la Santé, Gaétan Barrette, réduisait le nombre d’étudiants admis en médecine sur l’avis de son ministère. Évidemment, le salaire des médecins est une dépense importante que le gouvernement n’a pas intérêt à augmenter.

Enfin, la plupart des médecins se considèrent comme des travailleurs autonomes – même si dans les faits, leur seul client est le gouvernement – et ne veulent rien savoir d’une évaluation de rendement. Personne n’aime se faire évaluer, mais la plupart seront d’accord que c’est un exercice d’humilité qui porte à se remettre en question et à réfléchir un peu.

RAISON 2: Un système très centralisé

La deuxième raison pour laquelle les changements sont très difficiles à implanter tient à la grande centralisation de notre système de santé et à sa gestion de type «top-down», qui n’a pas beaucoup évolué depuis 50 ans. Le Québec est une contrée immense où les réalités des patients, des soignants et des établissements de santé varient énormément, mais tout changement d’importance doit obligatoirement passer par le ministère et remonter au politique. Quand une décision est prise, elle est souvent imposée de façon uniforme, de Gaspé à Gatineau.

Dans bien des pays d’Europe, l’administration et le financement des systèmes de santé sont décentralisés au niveau régional et local, ce qui permet d’expérimenter et de comparer différentes solutions pour la fourniture des soins, sans devoir toujours attendre après le ministère.

Au Québec, en contraste, l’organisation du système est décidée par le ministère jusque dans le détail des départements des hôpitaux, qui sont à peu près identiques sur tout le territoire. Ça tombe sous le sens que l’hôpital du Grand-Portage, à Rivière-du-Loup, soit capable d’offrir le plus grand éventail de soins possible à ses patients. Mais lorsque plusieurs hôpitaux sont situés à quelques rues l’un de l’autre, comme c’est le cas à Montréal et Québec, est-il nécessaire qu’ils aient chacun un département d’urgence? Ne pourrait-on pas regrouper les ressources à l’urgence – souvent étirées à la limite – dans un même endroit, et le département d’obstétrique dans un autre, par exemple?

On se rendrait immensément service si Québec ne prenait en charge que les grands déterminants – les questions professionnelles, la couverture des soins et celle des médicaments –, et qu’on laissait aux autorités locales et aux établissements eux-mêmes tout ce qui touche les opérations, en faisant suivre le financement.

Le fait que les conventions collectives dans le milieu de la santé s’appliquent de façon à peu près uniforme à l’ensemble de la province n’incite pas non plus à tenter localement différents arrangements qui pourraient ensuite être reproduits ailleurs, selon leur succès. C’est sans compter que le coût de la vie n’est pas tout à fait le même à Sept-Îles, Saguenay et Laval…

Le principal avantage du mur-à-mur est donc son principal inconvénient: c’est pareil partout. Certains vont dire que ça garantit des standards minimums. L’expérience montre plutôt que c’est une excellente façon de s’assurer que rien ne s’améliore.

RAISON 3: De mauvaises incitations

La troisième raison, et la plus importante pour expliquer la grande difficulté de notre système à s’améliorer de lui-même, est l’absence de bonnes incitations, et la présence de plusieurs incitations perverses.

Quelques exemples :


Aider le système à se changer lui-même

C’est plutôt difficile d’atteindre un objectif en demandant à des individus de faire une chose, mais en les encourageant concrètement à faire le contraire. L’erreur serait par contre d’établir une nouvelle série de cibles, de règles et de normes, sans les bonnes incitations.

On doit plutôt créer les conditions qui vont rendre les changements possibles et faire en sorte que ces changements arriveront d’eux-mêmes, sans cris, sans douleurs, et surtout sans une réforme dont personne ne veut entendre parler.

Une abolition des quotas d’étudiants en médecine permettra à terme d’améliorer l’accès tout en redonnant un peu plus de choix aux patients (permettre aux autres professionnels de la santé de faire tout ce pour quoi ils sont formés aidera aussi).

Une refonte de la rémunération des médecins récompensera la prise en charge des patients et leur état de santé général (en tenant compte des clientèles), plutôt que de miser uniquement sur le volume.

L’abolition du temps supplémentaire obligatoire encouragera les infirmières à accepter des postes à temps plein, sans crainte de devoir multiplier les journées consécutives de 16 heures (d’ailleurs, ça n’existe pas dans les hôpitaux anglophones du Québec, et c’est aussi interdit… pour les camionneurs).

Un financement plus adapté des hôpitaux, lié au volume de patients traités, qui est la norme dans la plupart des pays développés depuis de nombreuses années, et qui tarde à être implanté ici, récompensera les meilleurs hôpitaux plutôt que de les pénaliser, et incitera les autres à faire mieux.

Enfin, comme ce qui ne se mesure pas peut difficilement s’améliorer, on doit miser sur des indicateurs de performance publics, et cesser de punir la transparence et l’honnêteté. Notre système de santé a déjà suffisamment de problèmes sans qu’on tape sur la tête de ceux qui ont le courage de mettre le doigt là où ça fait mal.

* * *

Beaucoup de choses ont été tentées depuis des années, mais ce principe général plus simple n’a jamais été appliqué ici. Au lieu de toujours surnormer et surréglementer, en pensant aux exceptions, créons des conditions pour le changement et faisons un peu plus confiance à la bonne volonté de l’immense majorité de ceux qui nous soignent et des autres qui les aident à faire leur travail.

On n’a plus le luxe d’attendre. Notre système de santé est déjà gravement malade. Et le vieillissement de la population, c’est maintenant. Aidons le système à se changer lui-même.

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