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Charte des valeurs québécoises, ou comment tracer une ligne

Ce projet a le mérite de nous forcer à réfléchir, de nous inviter à nous définir. Il a le mérite aussi de faire une certaine pédagogie du pays. Ce sera ça faire un pays. Ce sera en débattre, revenir sur nos positions personnelles parfois pour voir au bien commun. Ce sera prendre des décisions difficiles. Se déchirer à l'occasion. Mais se déchirer par et pour nous-mêmes, afin de se construire.
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Depuis deux semaines, beaucoup de choses se sont dites sur la Charte des valeurs québécoises. Aujourd'hui, on peut examiner cette proposition plus calmement.

Commençons par le problème : un nombre important de gens souhaitent avoir des balises plus claires pour les accommodements raisonnables. Ils ne sont pas xénophobes pour autant. Ils veulent simplement un environnement où tous sont égaux et où personne n'obtient de privilèges particuliers en raison de sa religion alors même que nous avons délaissé la nôtre depuis 50 ans. Pendant des années, la plupart de ces personnes n'ont rien dit de leur malaise. Aujourd'hui, ce projet de Charte parle en leur nom.

Le débat : le gouvernement du Québec propose d'imposer une règle qui limite un droit. Il invoque comme raison la neutralité de l'État. On se met alors à douter de son intention, car il maintient le crucifix à l'Assemblée nationale. Et aussi parce que pour parvenir à l'objectif de neutralité, il existe peut-être d'autres moyens que celui qui est proposé.

Ceci étant dit, ce projet - qui n'est d'ailleurs pas encore un projet de loi - ne cherche certainement pas à discriminer. Il ne faudrait pas penser que le gouvernement du Québec cherche à tout prix à brimer les libertés individuelles, la liberté de conscience ou le droit au travail. Il y aurait simplement une règle, la troisième énoncée, contestable en droit et susceptible d'être charcutée ou rejetée... même par un tribunal du Québec. Personne ne veut d'une loi à volonté structurante destinée à être modifiée considérablement, s'étioler ou mourir.

En effet, la Constitution et la Charte canadienne de 1982 protègent les droits individuels et surtout religieux de manière stricte. De plus, les experts en droit constitutionnel même du ministère de la Justice semblent avoir rendu un avis confidentiel négatif à ce sujet. Il convient alors de se demander : veut-on faire progresser le Québec ou jouer aux victimes avec Ottawa et sa Cour Suprême? L'un et l'autre ne sont pas toujours compatibles.

Un projet à neutralité élastique

Du projet actuel, les énoncés 1, 2, 4 et 5 sont parfaitement convenables. Il n'y a en effet aucun problème à élargir la séparation de l'Église et de l'État à la séparation des religions et de l'État ainsi qu'à prévoir des règles pour encadrer les demandes d'accommodement. La neutralité de l'État et le caractère laïc de ses institutions de même que l'égalité entre les femmes et les hommes sont aussi des notions qui vont de soi tout comme l'obligation de se découvrir le visage « lorsqu'on donne ou reçoit un service de l'État » et l'établissement d'une politique pour les organismes de notre gouvernement.

Pour ce qui est du « devoir de réserve et de neutralité religieuse » du personnel de l'État, on peut douter de la pertinence de l'étendre à tous les employés de la fonction publique sans exception. En vertu de l'importance des enjeux pour le vivre ensemble, le gouvernement doit laisser la société débattre de cela dans les meilleures conditions possible, sans empressement, peut-être avec une commission d'étude par exemple, afin que la population puisse disposer elle-même de ce principe ainsi que de ses propositions d'applications et finir par être à l'aise avec l'adoption d'un tel projet.

À l'égard de ce devoir de réserve, l'insistance du gouvernement sur le rappel au patrimoine historique commun crée une distorsion identitaire dans le projet induisant un manque d'équilibre risquant de ne pas lui être entièrement positif pour ce projet. Elle trahit une intention du législateur qui vient modeler la proposition de conserver le crucifix à l'Assemblée nationale par exemple, de même que le droit de retrait renouvelable de cinq ans pour les municipalités, hôpitaux, cégeps et universités ainsi que l'interdiction du port de signes ostentatoires dans la fonction publique. En effet, il semble y avoir en filigrane de ce projet une préférence patrimoniale ou catholique pour les objets d'un culte ou pour un culte en particulier. C'est tout le contraire de la neutralité qui, elle, est l'absence de préférence.

Dans un contexte où trop de gens semblent confondre en ce moment espace public et personne publique (le fonctionnaire) et où l'État recherche une plus grande neutralité, ce n'est pas pour aider à l'objectif.

Les signes ostentatoires

L'une des critiques les plus répétées du projet du gouvernement du Québec d'interdire le port de signes ostentatoires est qu'il représente une atteinte à la liberté d'expression et à la liberté de religion, que ce serait contraire aux chartes canadiennes et québécoises des droits et libertés ainsi qu'aux traités internationaux dont le Canada est signataire. De plus, certains spécialistes en droit affirment que cette atteinte n'apparaît pas justifiée et qu'il n'y aurait pas d'objectifs urgents et réels ni de preuves de l'existence d'un problème.

À cet égard, Québec n'a pas fait le travail qu'il fallait pour quantifier « le problème » lors de la présentation officielle de la Charte. Ce qu'on sait aujourd'hui, c'est que moins de 2 % des membres de la fonction publique sont issus des communautés culturelles, c'est d'ailleurs peut-être un problème en soi, que tout le monde occulte en ce moment. À l'intérieur de ce 2 %, seule une minorité de gens porterait des signes religieux. Et voilà que tout le monde se prend la tête depuis deux semaines.

Comment? Les chartistes arguent qu'une personne ne peut être tout à fait neutre si le lien avec sa religion est si fort qu'elle ne peut retirer son signe ostentatoire durant les heures de bureau. Les antichartistes font valoir quant à eux qu'un tel signe n'est pas synonyme de prosélytisme et qu'il est possible pour l'État d'être neutre et de s'accommoder de signes religieux ainsi que pour une personne d'agir avec loyauté et professionnalisme tout en arborant un signe religieux. Ces derniers affirment que la laïcité doit s'appliquer aux institutions seulement et non aux personnes. Les premiers disent qu'au contraire les fonctionnaires, et pas juste l'État, doivent refléter concrètement leur neutralité. Un chartiste comme Mathieu Bock-Côté (qui influence beaucoup ce gouvernement) a déjà écrit que si « tous les citoyens sont égaux devant la loi », « toutes les religions ne sont pas égales devant l'identité ». D'autres, plus exaltés, parlent d'« invasion » à laquelle il faut « résister », de gens qui doivent « respecter nos règles ». Leurs opposants font valoir que ce projet catégorise l'autre, le stigmatise. Ils réclament donc une laïcité « ouverte » ou « inclusive ». Quand ils ne les taxent pas de multiculturalistes ou d'être contre les valeurs des Québécois, ceux qui sont en faveur de cette Charte répliquent que la laïcité, c'est de la laïcité, et qu'il ne faut pas dénaturer ce concept.

Justement...

L'incohérence d'une laïcité patrimoniale

Tant qu'à vouloir restreindre le droit individuel à l'affichage de sa conviction religieuse, puisqu'en même temps le crucifix ne serait pas retiré de l'Assemblée nationale et qu'il y a par conséquent nécessité d'équilibre, la ligne devrait être tracée quelque part entre les deux.

Républicain dans l'âme, je suis favorable à un projet de laïcité sans autre qualificatif. Or, le projet que nous avons devant nous n'est pas un projet de laïcité sans autre qualificatif, comme s'en réclame le gouvernement et ses partisans, mais de laïcité patrimoniale ou catholique.

En effet, la proposition actuelle s'accommode du catholicisme et brime les droits de ceux qui n'y adhèrent pas : surtout les musulmans, mais assurément les athées. En effet, comment peut s'imposer comme étant strictement laïque une conception qui permettrait éventuellement une dérogation pour la prière au conseil municipal de Saguenay, qui ne rangerait pas le crucifix de l'Assemblée nationale au musée et qui accorderait un traitement préférentiel pour une religion en interdisant les signes ostentatoires plutôt que visibles? Ce choix du mot ostentatoire plutôt que visible, non seulement revient à permettre les croix, mais pas le voile, obligerait les non-catholiques et non-athées à une pratique qui ne fait sens que pour les catholiques ou ceux qui considèrent qu'ils n'ont pas d'obligation religieuse de porter des signes. Ces derniers voient donc leur liberté de religion garantie et pas les autres. Même si ce n'est sans doute pas l'effet recherché, pourquoi introduire l'équivalent d'un biais systémique discriminatoire?

Pourtant, l'exigence de neutralité demande l'égalité de tous devant la loi. La laïcité patrimoniale ou catholique qui est actuellement proposée ne vise pas l'égalité de tous devant la loi des manifestations religieuses ou du sacré puisque la privatisation de ces signes et les exigences séculaires ne seront pas les mêmes pour les catholiques que pour les autres. En voulant éviter que les accommodements produisent deux classes de citoyens, le projet de Charte pourrait finir par produire lui-même, s'il est adopté, deux classes de citoyens : ceux qui pourront porter leur signe et ceux qui ne le pourront pas, ceux qui pourront garder leur emploi et ceux qui les perdront ou seront mutés.

Dans un État qu'on souhaite totalement neutre, il n'y a aucun problème à demander que des signes visibles ne soient pas vus par le public lorsqu'une personne travaille pour l'État. On peut discuter du fait que ces règles pourraient s'appliquer à des employés de l'État qui ne représentent pas publiquement les institutions de l'État et qui ne servent pas directement le public. On peut discuter de la taille des signes en question ou du vocabulaire.

Cette conception des choses m'apparaît être une faille. Sous prétexte d'assurer la neutralité de l'État, qui est l'absence de préférence, le projet de Charte en établit une. Résultat : à défaut d'avoir devant nous une véritable proposition de laïcité sans autre qualificatif, nous voici donc réduits à débattre entre laïcité ouverte et inclusive versus laïcité patrimoniale ou catholique. Dans ce contexte, je préfère bien entendu la première.

Si, d'ici au dépôt du projet de loi, le gouvernement choisit d'opter pour une laïcité sans autre qualificatif en retirant le crucifix de l'Assemblée nationale, en limitant le droit de retrait pour que ce dernier ne puisse s'appliquer aux prières et crucifix dans les salles de décisions des conseils municipaux, conseils d'administration d'hôpitaux, cégeps et universités du Québec, je l'appuierai sans réserve. Mais s'il conserve le crucifix et ne limite pas le droit de retrait, j'appuierai toute tentative de trouver un meilleur équilibre à cette proposition de politique. Car à défaut de cohérence, il faut chercher l'équilibre.

Le crucifix de Maurice Duplessis

Au Québec, le crucifix de l'Assemblée nationale est un objet de soumission politique au fait religieux catholique. Il a été installé là de même que dans la salle du Conseil exécutif et le bureau du premier ministre par Maurice Duplessis, le 7 octobre 1936, pour sceller le sort entre l'Église et l'État à la suite d'un Congrès eucharistique. Cette décision d'ailleurs était « électoraliste », mais passons. Six jours plus tard, Duplessis déclarait : « Nous voulons rétablir les droits divins. Nous la voulons partout, la prière, nous ne la dissimulons pas. [...]Car c'est d'en haut que nous pouvons voir la lumière qui guide [...], c'est elle qui est le plus sûr appui pour étudier les problèmes et trouver les solutions appropriées afin que la population de la province de Québec atteigne prospérité et bonheur ».

Les députés du Québec ont débattu 70 ans dans le « salon de la race » sans crucifix. C'est presque autant que les 77 ans qui se sont écoulés depuis cette date. Nos premiers députés acceptaient-ils donc un reniement de soi, affirmaient-ils par l'absence du crucifix un abandon national? Soyons sérieux...

La posture du gouvernement a beau être populaire, elle n'est pas logique. Le crucifix symbolise un lien que l'on doit officiellement briser entre l'Église et l'État si l'on ose se réclamer de la laïcité et si l'on souhaite étendre la séparation de l'Église et de l'État à la séparation des religions et de l'État, tout en invoquant également l'égalité entre les hommes et les femmes. Il n'y a aucun reniement de soi là-dedans. De surcroît, les évêques du Québec sont d'accord avec une telle mesure, imaginez. D'ailleurs, de leur communiqué de la semaine dernière, il faut retenir cette phrase : « Si le crucifix doit rester, les évêques estiment qu'il faudrait alors travailler sur la revitalisation de cette foi. Sinon, autant s'en débarrasser ». Corollaire : si on garde le crucifix à l'Assemblée nationale, veut-on que l'État reçoive des demandes de l'Église pour aider à « revitaliser » la foi catholique des Québécois? Si on le retire, les évêques demandent qu'on le retire complètement, sans le faire entrer dans aucun musée puisque c'est un objet de foi et non patrimonial ou symbolique. Si on voulait pousser un peu dans l'humour, on dirait que c'est l'un ou l'autre : la neutralité de l'État ou la revitalisation de la foi catholique.

Peu importe, il en va tout de même de l'objectif de neutralité de l'État : le retrait du crucifix l'affirmerait clairement. C'est l'équivalent d'une condition préalable à une véritable politique de neutralité de l'État. Et, même si l'on se réclame du patrimoine historique commun en matière de laïcité, cet objet doit toujours être déplacé. Il n'y a pas mille solutions : il faut accorder au crucifix de l'Assemblée nationale sa véritable valeur patrimoniale en la plaçant sous une cloche de verre au musée de l'hôtel du Parlement. Si le gouvernement retire ce crucifix, il ne nous resterait plus qu'à réfléchir à la limitation des droits chez les minorités religieuses et à la limitation des droits de retrait pour les hôpitaux, municipalités, cégeps et universités. Parce que le débat sur le retrait du crucifix est le même que pour la prière au Saguenay.

Le droit de retrait

Pour ce qui est du droit de retrait, à part le fait qu'il apparaît incohérent parce qu'il sera automatiquement invoqué par les institutions comptant le nombre le plus important d'employés portant des signes religieux, il n'y a pas grand-chose à dire d'autre que, toujours par souci de neutralité, il ne doit pas servir à reproduire dans les séances de conseils municipaux du Québec, dans les lieux de décisions de nos hôpitaux, écoles et universités ce qu'une véritable laïcité sans autre qualificatif interdirait pour l'Assemblée nationale du Québec, notamment pour le crucifix.

Autrement dit, si un maire veut faire une prière avant son conseil municipal, qu'il la fasse. Mais à l'extérieur de la salle du conseil...

En dehors de ces considérations, le droit de retrait a ses fondements. Un organisme doit en effet avoir le temps de s'organiser pour appliquer les nouvelles politiques en fonction de son fonctionnement propre. Une dérogation de cinq ans, même renouvelable, apparaît être une chose juste et raisonnable.

Où tracer la ligne d'équilibre ?

À son retour d'Afrique la semaine dernière, eu égard aux consensus qui semblaient se dégager, le ministre Jean-François Lisée s'interrogeait où il fallait tracer une ligne sur l'un des points qui ne fait pas consensus : l'interdiction du port des signes religieux. « Jusqu'où est-ce que c'est bien? », demandait-il, avant d'invoquer une politique uniforme s'appliquant à tous les employés de l'État.

Répondons à sa question.

Cette Charte est préférable au statu quo, surtout si on garde pour objectif de mettre en place un jour une Constitution qui nous est propre. Comme ceci n'apparaît pas possible pour l'instant, je suis favorable à une Charte de la laïcité sans autre qualificatif. Mais comme la proposition gouvernementale accorde une préférence patrimoniale ou catholique, le débat comme je l'ai dit plus tôt, est entre cette dernière et une laïcité ouverte ou inclusive. Dans cette optique, je me range en tant qu'indépendantiste derrière la seconde.

Dans un pays où Dieu est mentionné dans la Constitution et l'hymne national, si nous faisons bel et bien le pari de la laïcité sans autre qualificatif de l'État québécois, nous devons rendre les décideurs et les lieux de prise de décision totalement neutres. Ce qu'on devrait rechercher en fait est une Charte de la laïcité de nos institutions et des représentants de l'État.

Comme je l'ai dit plus tôt, il y a au fond un préalable avant de tracer la ligne d'équilibre : que fait-on avec le crucifix? Les lieux où les représentants de l'État prennent des décisions, prennent part à des débats ou communiquent au nom de l'État devraient être totalement neutres en ce qui a trait aux symboles religieux. L'Assemblée nationale, la salle du conseil d'une ville, un palais de justice tomberaient dans cette description. Le crucifix n'a pas sa place dans les lieux où l'État prend ses décisions au nom d'un état laïque, pour tous les Québécois de toutes les confessions.

Une fois cela dit, il y a, au fond, deux catégories d'employés de l'État : ceux qui parlent au nom de l'État et dont le jugement peut en miner la neutralité et la crédibilité et ceux qui offrent des services aux citoyens sans avoir un aussi grand pouvoir décisionnel, en particulier parce qu'ils sont encadrés par des organismes ou par des hiérarchies décisionnelles. Le personnel des ministères et organismes, le personnel de l'État exerçant un pouvoir de sanction (les juges, les procureurs et procureurs, les membres d'un corps policier, les agentes et agents correctionnels) en plus des membres d'un conseil municipal, d'arrondissement ou de l'Assemblée nationale tombe dans la première catégorie. Le personnel des centres de la petite enfance (CPE) et celui des garderies privées subventionnées; le personnel des commissions scolaires, dont celui des écoles primaires et secondaires publiques; le personnel des cégeps et des universités; le personnel du réseau public de la santé et des services sociaux et le personnel des municipalités tombent dans la seconde catégorie.

Si le crucifix n'est pas retiré, on devrait tracer une ligne claire : celui qui sanctionne ou peut décider au nom de l'État doit être absolument neutre, il représente directement l'autorité de l'État (ou des institutions civiles), que ce soit par ses prises de décision, son jugement ou sa participation à des débats de nature politique, dans certains cas il porte même un uniforme; celui qui offre des services sans pour autant décider au nom de l'État ne devrait pas avoir les mêmes obligations, il ne représente pas directement ni tout à fait l'autorité de l'État, il travaille pour une commission scolaire, un MSSS, le Ministère de l'Éducation, son ministre, ses hauts fonctionnaires ainsi que d'autres personnes qui sont en situation décisionnelle le concernant. Ces personnes ne portent généralement pas d'uniformes et leur prestation n'est assortie d'aucun cérémonial indiquant qu'ils parlent au nom de l'État. Offrir des services aux citoyens n'implique pas forcément pour tous de porter des jugements et prendre des décisions importantes au nom de l'État.

Un enseignant ou une éducatrice en garderie, par exemple, ne représente pas directement ni tout à fait l'État. Si on peut faire valoir la vulnérabilité morale des enfants pour s'opposer à cette opinion, le fait est que les professeurs et les éducatrices en garderie développent avec les enfants dont ils sont responsables un rapport humain et non strictement professionnel, autoritaire ou décisionnel. Ils doivent donc être à l'aise lorsqu'ils se présentent devant ces enfants et adolescents. Idem pour les travailleurs sociaux par exemple.

Voici où l'on pourrait tracer une ligne d'équilibre en fonction des décisions du gouvernement sur le crucifix, véritable symbole préalable à la neutralité de l'État.

Si le gouvernement ne retire pas le crucifix de l'Assemblée nationale, les personnes tombant dans la première catégorie ne devraient arborer comme signe visible aucun symbole religieux lorsqu'ils remplissent leurs fonctions officielles. Hors des heures de travail, ce qu'elles portent leur appartient bien entendu. Les personnes tombant dans la seconde catégorie seraient soumises à un code ou un guide issu d'une politique de mise en application déjà prévue au projet de Charte, mais moins restrictive que l'interdiction faite au premier groupe.

Si le gouvernement décide finalement de retirer son crucifix de l'Assemblée nationale alors, comme l'écrit Jean-François Lisée, sur la question de l'interdiction du port des signes religieux, « l'État est une totalité, l'État c'est tous ceux qui représentent tous les citoyens, les fonctionnaires représentent directement l'État, les enseignants transmettent des valeurs, les hôpitaux donnent des services ». Alors, l'État peut être entièrement neutre. Alors, elle peut appliquer sa politique d'interdiction des signes religieux à l'ensemble de sa fonction publique, sans exception, en toute crédibilité parce qu'elle n'accorde pas de préférence à un culte ou un autre. Alors, le gouvernement protège le principe de neutralité duquel il se réclame dans sa politique.

Tant que la laïcité proposée par le gouvernement montre une préférence catholique ou patrimoniale, pour des raisons d'équilibre, l'interdiction du port de signes visibles ne devrait pas être imposée à tous les fonctionnaires. Si, toutefois, le gouvernement décide de réellement choisir une laïcité sans autre qualificatif, alors l'interdiction du port de signes visibles est alors justifiée d'être imposée à tous les fonctionnaires sans exception, que ceux-ci soient en situation d'autorité ou pas, aient un pouvoir de sanction ou pas, traitent avec le public ou non ou soient en situation décisionnelle ou non. Autrement dit, si l'État désire afficher une préférence catholique ou patrimoniale, la politique proposée devrait se montrer mesurée et équilibrée en traçant une ligne entre deux grandes catégories d'employés. Si l'État décide de choisir une véritable absence de préférence, une véritable neutralité dans le symbole du crucifix dans nos lieux décisionnel, alors la politique d'interdiction du port de signes visibles doit s'appliquer à tous.

À cette recherche d'équilibre, j'oserai ajouter une dernière proposition. Puisque la liberté d'exercer son jugement au nom de l'État n'est pas uniquement liée aux symboles religieux qu'une personne peut porter, si le gouvernement retire le crucifix de l'Assemblée nationale, tous les employés de l'État devraient prêter officiellement serment. Il serait écrit dans ce Serment que le fonctionnaire déclare servir l'État québécois, ses lois fondamentales et ses institutions sans que ses affiliations et croyances personnelles teintent son jugement.

Et l'indépendance dans tout ça?

Ce qu'il y a de bien dans ce projet de Charte des valeurs est la terminologie utilisée par le gouvernement et par l'ensemble des gens qui en discutent. Le mot État, pour État du Québec, revient partout, tout le temps; le mot province semble enfin complètement rayé de la carte et de l'esprit général. C'est une petite victoire à saluer en se disant qu'un jour, il faudra bien remplacer le terme État par celui de République.

Ce projet nous emmène aussi à chercher à replacer cet État-là au centre de nos vies.

Il nous force aussi à débattre de ce que nous voulons être, de comment nous voulons vivre ensemble, de comment nous voulons nous définir, de comment nous nous projetons dans l'avenir au sein de cet État-là. Il nous donne un aperçu de ce que nous pouvons faire si on s'entend tous. Il nous emmène à chérir ce qui est à nous. À travailler à notre seul bien commun.

Nulle part, il n'est question du Canada dans cette aventure ou des politiciens canadiens-anglais, sauf peut-être pour les entendre dire qu'ils s'opposeront à toute définition que les Québécois voudront, au terme de ce débat, bien se donner. Le Canada anglais sait qu'il est sur la touche. Il bombera le torse, montrera des muscles, mais cette définition se fera sans lui. C'est véritablement l'affaire des Québécois. Point.

L'hypothèse fait rêver bien des indépendantistes : en réveillant le sentiment identitaire, le gouvernement espère à terme redonner aux Québécois le goût de faire un pays.

Le scénario apparaît tout tracé : une certaine définition des valeurs communes ou de libertés encadrées est dans un premier temps proposée aux Québécois. Après une campagne d'appuis populaires, Québec en fait officiellement une loi puis attend... que le Canada et la Cour Suprême fassent fi de ce vœu populaire en contestant cette politique. Après avoir été débouté par l'un ou l'autre, le gouvernement du Québec peut alors dire que, même lorsqu'on décide de se définir avec une forte majorité, le cadre canadien nous empêche de le faire. La pédagogie se veut forte. C'est le bon vieux postulat que seule une crise avec le Canada peut faire gonfler l'appui populaire à des niveaux comparables à 1990, après la mort de l'Accord du lac Meech.

C'est là toute la différence entre un gouvernement indépendantiste et une gouvernance souverainiste, entre la liberté nationale et la construction nationale, entre l'indépendance et l'identité, entre gouverner une province et agir pour l'indépendance.

Or, le fait est que si le gouvernement obtient une majorité avec ce projet, il se pourrait que cela ne facilite pas ensuite la tâche des indépendantistes pour remettre en route leur projet. Il faut se demander si, pour arriver à l'indépendance, ce (grand) détour vaut la chandelle.

En effet, un tel projet peut apporter des ressorts puissants au mouvement indépendantiste comme il peut aussi le mettre en déroute s'il est mal ficelé ou débouche sur des tensions interculturelles (ce qui ne semble pas être le cas). Ce qu'il faut rechercher, pour le bien du mouvement indépendantiste, est le plus d'équilibre et le moins d'aliénation de concitoyens possible.

Bien sûr, une constitution qui nous est propre aurait été préférable à une charte. C'est d'ailleurs cela qui avait été priorisé par les membres du Parti Québécois, au Congrès d'avril 2011. Mais je suis prêt, tout de même, à suivre cette voie si on retire le crucifix.

Conclusion

En bref, les mesures 1, 2 4 et 5 du projet présenté par le ministre Bernard Drainville posent peu problème. C'est le troisième élément dont il est sain de débattre, celui qui porte sur la place des signes religieux portés par des travailleurs de l'état dans l'espace public ainsi que dans l'exercice de leur fonction. Comme nous y invite le ministre Lisée, traçons la ligne. Trouvons le point d'équilibre.

Notre projet de pays exige que l'on forme une communauté fière et unie, pas divisée ni scindée en factions. C'est ensemble que l'on doit se définir par rapport à l'autre. Et cet autre, aujourd'hui comme hier, est Canadien et rien d'autre. Je suis donc prêt à me rallier à la proposition du gouvernement si celui-ci adopte une laïcité sans autre qualificatif en retirant le crucifix de l'Assemblée nationale, en interdisant par conséquent le port de signes visibles à l'ensemble de la fonction publique et en limitant le droit de retrait pour que municipalités, hôpitaux, cégeps et universités ne puissent faire dans leurs lieux décisionnels ce qui serait interdit aux fonctionnaires et à l'Assemblée nationale.

Ce projet a le mérite de nous forcer à réfléchir, de nous inviter à nous définir. Il a le mérite aussi de faire une certaine pédagogie du pays. Ce sera ça faire un pays. Ce sera en débattre, revenir sur nos positions personnelles parfois pour voir au bien commun. Ce sera prendre des décisions difficiles. Se déchirer à l'occasion. Mais se déchirer par et pour nous-mêmes, afin de se construire. Nous le ferons parce que nous sommes habités par le sens de notre propre bien.

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