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Comment enseigner des thèmes «sensibles» en classe?

Le défi est de taille. Les thèmes sensibles ne disparaîtront pas. L’exercice est nécessaire, non seulement parce que ces thèmes sont de plus en plus présents en classe, mais aussi parce que cet enseignement fait partie de la mission de l’école.
Des manifestations ont été organisées dans toute la France pour soutenir la liberté d'expression et pour rendre hommage à Samuel Paty, un professeur d'histoire qui a été décapité le 16 octobre 2020, près de Paris, après avoir discuté avec sa classe des caricatures du prophète Mahomet.
AP Photo/Michel Euler
Des manifestations ont été organisées dans toute la France pour soutenir la liberté d'expression et pour rendre hommage à Samuel Paty, un professeur d'histoire qui a été décapité le 16 octobre 2020, près de Paris, après avoir discuté avec sa classe des caricatures du prophète Mahomet.

L’idée que ce qui est dit en classe pourrait entraîner la mort est inconcevable.

Mais au-delà de la peur évidente que suscite un tel événement, c’est la nécessité d’en parler avec les élèves qui inquiète souvent le personnel scolaire. Comment répondre aux élèves et apaiser leurs inquiétudes, alors qu’on est pris soi-même par les émotions? Comment parler calmement d’un événement dont les élèves ont déjà discuté sur les réseaux sociaux avant d’arriver à l’école?

Voilà le parfait exemple d’un thème sensible qui «s’invite» à l’école. D’autres thèmes peuvent aussi y naître. Comme la controverse suscitée par l’utilisation du mot en n par une professeure de l’Université d’Ottawa dans un cours sur l’histoire de l’art et la réaction de certains étudiants et de l’administration à ce choix pédagogique. Ici, le débat dans le milieu de l’éducation portait plutôt sur les meilleures approches pédagogiques et sur les diverses manières de voir le rôle de l’enseignant en classe.

Un manque de préparation

D’autres thèmes sensibles, comme les génocides, font officiellement partie du programme d’enseignement — à l’école secondaire, au cégep et à l’université. Pourtant, nos recherches montrent que les enseignants se sentent souvent mal préparés à aborder ces événements en classe, évoquant la complexité des apprentissages, les témoignages douloureux à entendre et les enjeux moraux difficiles à expliquer.

Le désir de secouer les jeunes élèves qui semblent souvent trop peu engagés dans la société amène parfois les enseignants à montrer des images choquantes et difficiles à regarder, renforçant ainsi la sensibilité du thème. D’autres préfèrent tout simplement éviter cet enseignement.

Un conflit de valeurs

Dans une recherche en cours, nous avons invité des enseignants à nommer les thèmes sensibles pour eux, qu’ils soient prévus par le programme de formation de l’école québécoise ou qu’ils surviennent dans l’actualité ou la vie scolaire. Les réponses sont variées, mais pas surprenantes: la religion, la sexualité, le racisme et les génocides, ou encore des enjeux politiques ou des questions sur les Autochtones sont nommés régulièrement. La violence (attentats, violence conjugale, intimidation), la mort ou encore la place des médias — traditionnels ou les réseaux sociaux — dans la vie des jeunes — sont des thèmes qui reviennent aussi souvent, selon nos répondants.

En demandant aux participants de nous expliquer ce qui rend un thème sensible à enseigner, nous avons pu dégager quatre caractéristiques.

Premièrement, ces thèmes touchent les valeurs et les représentations sociales, des élèves (et de leurs parents) comme de leurs enseignants. Ces thèmes, qui évoquent différentes manières de vivre ensemble, suscitent souvent des conflits de valeurs qui sont presque souhaitables dans une société démocratique et plurielle comme le Québec. Les exemples présentés plus haut et qui ont fait couler beaucoup d’encre sur les limites éventuelles à imposer, ou non, à la liberté d’expression, le montrent bien.

Des sujets chauds

Deuxièmement, certains thèmes sensibles sont aussi toujours actuels. C’est le cas évidemment des exemples sur la liberté d’expression des enseignants, mais c’est aussi le cas pour un thème comme les génocides, qui fait pourtant partie du programme d’histoire au secondaire.

La question de la reconnaissance de certains génocides fait encore l’objet de litiges juridiques autour des thèses négationnistes et litiges diplomatiques, comme dans le cas du génocide arménien. Les enjeux que soulèvent divers aspects, comme la justice réparatrice ou encore la prévention d’autres situations génocidaires, sont aussi toujours d’actualité.

Ainsi vient la troisième caractéristique: les thèmes sensibles ne jouissent pas d’un consensus parmi les experts qui les étudient. Ils peuvent susciter un débat sur les «faits» ou encore sur la manière de présenter ces «faits» en classe, car ils sont trop récents. Les enseignants doivent faire des choix pour aborder ces thèmes en classe sans avoir le recul nécessaire et sans pouvoir compter sur des savoirs déjà établis.

“Il faut prendre le temps d’examiner les divers points de vue, dans un monde qui préfère souvent des certitudes.”

Les enseignants, qui doivent trouver leur chemin dans un large éventail de réponses et démarches accessibles librement sur Internet doivent déterminer seuls la meilleure manière d’agir en classe. Or, cette responsabilité peut avoir des conséquences sur leurs conditions de travail. Comme le montre bien une étude publiée en 2017, aborder certains sujets en classe peut entraîner des sanctions disciplinaires à l’encontre des enseignants, ou «seulement» créer un mauvais climat de travail.

Faire preuve de tact

Enfin, la dernière caractéristique de ces thèmes sensibles est leur complexité. Pour les aborder en classe, il faut faire preuve de beaucoup de doigté, de délicatesse et de tact, en faisant place aux nuances. Il faut prendre le temps d’examiner les divers points de vue, dans un monde qui préfère souvent des certitudes. Les élèves doivent être invités à remettre en question leurs a priori à l’égard de la question et à éviter les raccourcis. Bref, il faut faire preuve d’une pédagogie quasi exemplaire.

Il n’est donc pas étonnant que les enseignants admettent prendre beaucoup de temps pour préparer leurs cours portant sur des thèmes sensibles. Ils insistent aussi sur l’importance d’essayer de prévoir les réactions de leurs élèves et vont chercher le soutien de la direction s’ils craignent de se mettre en danger. Ces précautions s’intègrent bien dans la démarche que nous avons déjà proposée dans un guide préparé pour soutenir le personnel scolaire qui doit aborder des thèmes sensibles en classe.

Le défi est de taille. Les thèmes sensibles ne disparaîtront pas. L’exercice est nécessaire, non seulement parce que ces thèmes sont de plus en plus présents en classe, mais aussi parce que cet enseignement fait partie de la mission de l’école: promouvoir des «valeurs à la base de la démocratie et veiller à ce que les jeunes agissent, à leur mesure, en citoyens responsables».

Or pour ce faire, les élèves doivent aussi apprendre à réfléchir sur des thèmes plus complexes qui font partie de la vie en société, en discuter, en débattre, exprimer leurs désaccords et trouver un chemin commun pour continuer ensemble.

La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d’actualités à but non lucratif dédié au partage d’idées entre experts universitaires et grand public.

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