À Robert Labrousse et à tous mes amis haïtiens
Le temps fait la sieste
les montres dégoulinent des bras des Caraïbes
les aiguilles se prélassent
entortillées comme des chiens en rut
à l'ombre des flamboyants en fleurs
Longtemps je me suis couché comme une feuille
sur le dos voûté de Port-au-Prince
les doigts agrippés au cou de Pétionville
les orteils enfoncés dans la poussière de Cité Soleil
Mes yeux fixés à des pinces à linge
mes douleurs éparpillées comme un jeu de tarot
je regarde les enfants rafistoler leur vie
comme on fabrique une guitare manouche
J'ai dansé avec eux jusqu'au déséquilibre
nous avons vidé nos rêves sur les ruines
nous avons achevé nos hanches sur les débris
Zorba le Grec était avec nous
avec ses pas pleins de boue
et ses reins chargés de barbelés
Il a cousu une flûte à un oiseau
il a sifflé dans la bouche d'un serpent
il a mordu dans la queue d'un chaton
Diogène était ivre
il a perdu sa lanterne
dans le marché aux mensonges
un passant lui a fait boire du venin
dans une cruche de rhum
il a chanté un dernier requiem
à la mémoire de l'Occident avachi
Duvalier a ressurgi des décombres
il était aveugle
tapi derrière ses lunettes de fer
il cherchait sa sépulture dans un étang
un pistolet sur la joue
et une machette dans le nombril
il avait la bouche tordue comme une farce
et la langue longue comme une boucherie
J'ai vu Clinton
habillé en alchimiste
brandir le squelette de Mandela
il courait après les poupées
entre les montagnes râpées
et les rivières aux pépites d'or
Il transformait les pierres en misère
la misère en droits
les droits en enfants
les enfants en billets de banque
L'Amérique était là aussi
avec ses bannières déguisées en linceuls
et ses dollars ronds comme des pets de vache
ses étoiles virevoltaient dans les écoles
comme les roues d'une calèche romaine
l'Amérique est caméléon
elle est crapaud
le museau ouvert comme un abîme
elle attend la sève
elle attend le sang
elle veut la transe
elle veut le feu
Hommes francs
hommes courage
hommes vrais
hommes fous
où êtes-vous
où avez-vous caché la vieille devise
Liberté
ô liberté
pauvre liberté oubliée dans les portefeuilles des faux prophètes
je ne sais plus comment écrire ton nom
Je t'ai cherchée à Paris
à Berlin à New York
à Montréal à Alger
à Tel-Aviv à Pékin
je n'ai trouvé que ton cadavre
déchiqueté par une meute de corbeaux
L'Histoire fait la sieste
les pendules dégoulinent des églises
les aiguilles sont figées à 1804
les fidèles se lamentent
sur les cuisses des esclaves en fuite
Une fillette s'est réveillée avant les coqs
elle a dit des mots longs comme un chapelet de rêves
elle a fait des rêves légers comme des refrains créoles
Jistis pou papa Dessalines
justice pour les veuves
justice pour les os
justice pour les coups
justice pour les balles
pour les galères
pour les cris
pour la sueur
pour les soupirs
Justice pour Haïti

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