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En confinement, j'ai changé de regard sur mon frère handicapé

On m’avait dit que la douleur laisserait un jour place à l’amour, que je ne pleurerais plus, que je changerais de regard sur Anton. Il serait simplement mon frère un peu spécial. Mais je ne l’avais pas cru.
Cavan Images via Getty Images

Quand j’ai compris que nous allions être confinés à cause de la COVID-19, j’ai décidé de rentrer chez mes parents. Je n’avais pas encore saisi la gravité de la situation, les hôpitaux n’étaient pas encore saturés, les morts ne se comptaient pas encore par milliers, la moitié de la planète n’était pas encore immobilisée, on ne croisait pas encore d’animaux sauvages en ville, Boris Johnson et Donald Trump distribuaient encore des poignées de main à tout va.

C’était il y a un mois. En un mois, ma vie a changé.

J’ai 25 ans. Cela fait sept ans que je vis seule, la solitude ne me fait pas peur. Mais une solitude prolongée ou subie peut déclencher chez moi des épisodes anxieux et des troubles alimentaires contre lesquels je me bats depuis l’adolescence. Il fallait que je m’entoure, j’avais besoin d’être protégée et que l’on me protège. J’ai la chance d’avoir une famille sur laquelle je peux compter.

Chez mes parents, mon frère et ses besoins particuliers

Chez mes parents, c’est aussi chez mon frère Anton qui a des besoins plus particuliers que les miens. Il a un trouble neurologique de naissance, il n’est que relativement autonome, jusqu’à un certain point, disons, mais il ne peut pas vivre seul.

Le terme «COVID-19» ne veut pas dire grand-chose pour lui, alors on lui a expliqué qu’il y avait «un virus» qui causait beaucoup de détresse dans le monde et que c’est pour ça que Léa (moi) rentrait à la maison. Juste pour un petit temps, parce qu’à partir de maintenant on ne pourrait plus sortir librement, voir des gens, boire un verre, aller travailler. On ne pourrait plus s’embrasser, s’enlacer, se serrer la main, ni même s’approcher à moins d’un mètre des gens dans la rue. De manière brutale et incompréhensible, toutes ces choses qui sont vitales pour Anton, comme pour la majorité d’entre nous, étaient devenues interdites «pour survivre».

“Anton a besoin de voir et de ressentir. Il doit vivre une situation pour l’intégrer et la comprendre.”

Nous lui avons expliqué la distanciation sociale. Là encore, l’expression «distanciation sociale» n’a pas vraiment de sens pour quelqu’un qui a une capacité limitée à raisonner, à verbaliser ses pensées et ses émotions, quelqu’un qui apprend en faisant. Anton a besoin de voir et de ressentir. Il doit vivre une situation pour l’intégrer et la comprendre.

La vérité est que la distanciation sociale est très proche de son quotidien, l’aspect sanitaire en moins. Anton n’a pas d’amis qu’il puisse appeler pour aller boire un verre ou voir une expo. Mon père a organisé un appel avec un garçon du centre thérapeutique qu’il fréquente, mais la conversation s’est arrêtée à «Salut, ça va?». Ils ne savaient pas comment avoir une conversation. C’était douloureusement beau, un mélange d’innocence et de vulnérabilité.

Dans un film, j’ai entendu l’expression «beauté collatérale». Cette idée me plaît.

“Je ne croyais pas aux capacités d’Anton. Je ne pouvais pas les voir parce que j’avais mal. Je ne croyais pas que notre famille tiendrait le coup.”

Les trajets qu’Anton fait seul à Paris se comptent sur les doigts de la main. Il est toujours accompagné. Anton a besoin des autres pour vivre. Non, Anton a besoin des autres pour survivre.

Mes parents ont tout fait pour qu’il trouve une place dans la société, refusant dès le début de le mettre en institution. Ils ont cru en lui quand personne n’y croyait. Heureusement qu’Anton travaillant. Ce n’est pas évident de naviguer à contre-courant. Ça n’a pas facilité nos vies, ça les a même compliquées. Beaucoup.

Je ne croyais pas aux capacités d’Anton. Je ne pouvais pas les voir parce que j’avais mal. Je ne croyais pas que notre famille tiendrait le coup. Comment croire qu’on arrêterait un jour de s’affronter? De la maison, il ne me restait que le rêve.

Anton et Léa à Montréal en 2016.Anton a beaucoup évolué pendant ce mois de confinement. Il a changé. Je pensais que c’était parce que nous étions soudainement trois à le guider et à faire attention à ce qu’il faisait, qu’en étant plus stimulé il avait développé une nouvelle conscience du monde. Mais mes parents font ça depuis toujours. L’élément nouveau, c’était moi. Je lui ai montré comment on fait à notre âge, j’ai attendu de lui d’autres choses, et j’ai compris qu’il n’écoutait pas les autres comme il m’écoute moi. Je suis sa sœur.
Jonathan Hirschfeld
Anton et Léa à Montréal en 2016.



Anton a beaucoup évolué pendant ce mois de confinement. Il a changé. Je pensais que c’était parce que nous étions soudainement trois à le guider et à faire attention à ce qu’il faisait, qu’en étant plus stimulé il avait développé une nouvelle conscience du monde. Mais mes parents font ça depuis toujours. L’élément nouveau, c’était moi. Je lui ai montré comment on fait à notre âge, j’ai attendu de lui d’autres choses, et j’ai compris qu’il n’écoutait pas les autres comme il m’écoute moi. Je suis sa sœur.

Changement de regard sur mon frère et son handicap

Je n’aurais jamais cru aimer vivre avec eux, et encore moins faire 150 abdos par jour sur un tapis avec mon frère, cuisiner avec lui, ou qu’il me guide dans le quartier pendant nos escapades extérieures en chantant les Beatles à tue-tête.

On m’avait dit que la douleur laisserait un jour place à l’amour, que je ne pleurerais plus, que je changerais de regard sur Anton, qu’il ne serait plus mon étrange frère, un peu sauvage, qui me manque et me fait pleurer. Il serait simplement mon frère un peu spécial. Mais je ne l’avais pas cru.

“Je lui ai montré comment on fait à notre âge, j’ai attendu de lui d’autres choses, et j’ai compris qu’il n’écoutait pas les autres comme il m’écoute moi. Je suis sa sœur.”

Anton a beaucoup évolué pendant ce mois de confinement. Il a changé. Je pensais que c’était parce que nous étions soudainement trois à le guider et à faire attention à ce qu’il faisait, qu’en étant plus stimulé il avait développé une nouvelle conscience du monde. Mais mes parents font ça depuis toujours. L’élément nouveau, c’était moi. Je lui ai montré comment on fait à notre âge, j’ai attendu de lui d’autres choses, et j’ai compris qu’il n’écoutait pas les autres comme il m’écoute moi. Je suis sa sœur.

Jusqu’à ce confinement, j’étais dans la fuite. Je fuyais dans les conversations et les monologues sans fin, dans les voyages, dans les fêtes, dans le travail, dans les fauteuils des psys, dans la «fast-life», et puis le 17 mars je n’ai plus eu le choix, j’ai dû partager un toit avec l’incarnation physique de ma douleur.

Ceci est une esquisse de tant de moments visibles et invisibles que j’aimerais partager. Je pense que rien ne nous prépare à la vie, mais que les rencontres peuvent lui donner un sens nouveau.

Le monde du handicap est un monde inattendu, inconnu, miraculeux. Et il faut en parler. Pour ceux qui le vivent, pour la société. Il y a des récits à couper le souffle, qui sont difficiles à mettre en mots. Nous tous, êtres imparfaits, pouvons être émus à en perdre le contrôle. Il nous faut des exemples, il nous faut des modèles, il nous faut du soutien. Nous l’admettons aujourd’hui comme jamais auparavant.

Ce texte a initialement été publié sur le HuffPost France.

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