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Les anecdotes de la taverne et des antennes satellites sont, en quelque sorte, un pied de nez face au romantisme que les coopérants transportent dans leurs bagages.
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Réunissant une assemblée communautaire, nos bienfaiteurs du XXIe siècle posent la question fatidique: «De quoi avez-vous besoin? Que pouvons-nous faire pour appuyer le village?»
by Kim Schandorff via Getty Images
Réunissant une assemblée communautaire, nos bienfaiteurs du XXIe siècle posent la question fatidique: «De quoi avez-vous besoin? Que pouvons-nous faire pour appuyer le village?»

Ce billet du blogue Un seul monde, une initiative de l'AQOCI et du CIRDIS, a été écrit par Martin Hébert, professeur au département d'anthropologie de l'Université Laval, membre du Groupe de recherche sur les Imaginaires politiques en Amérique latine (GRIPAL) et du Centre d'études et de recherches autochtones (CIÉRA).

Qu'elle relate des faits véridiques ou non, une anecdote fort instructive circule dans le monde de la coopération. Elle concerne un groupe d'étrangers bien intentionnés qui arrivent dans un village amazonien pour y mettre sur pied des projets au bénéfice des populations locales.

Contrairement à des récits plus anciens qui auraient présenté ces étrangers comme des fonctionnaires dédiés à la froide mise en œuvre de «programmes» concoctés dans les bureaux de l'un ou l'autre des organismes prêchant la modernisation, les personnages dont il est question ici sont déterminés à écouter les habitantes et habitants du village, à être attentifs à leurs besoins. Ils possèdent tous les mots à la mode. La participation, la co-construction des savoirs et la décolonisation sont leur mantra. La justice sociale est leur idéal.

En plus, cette mission a des moyens. Il ne lui manque plus qu'un projet, que l'on espère voir sourdre de la base, des grassroots comme on dit. Ainsi, réunissant une assemblée communautaire, nos bienfaiteurs du XXIe siècle posent la question fatidique: «De quoi avez-vous besoin? Que pouvons-nous faire pour appuyer le village?»

On demande un peu de temps pour réfléchir, on promet une réponse pour le lendemain. L'équipe de coopération est ravie. Elle peut déjà voir un projet se dessiner, émerger du «village» dans toute sa glorieuse autonomie. Au final, le rôle des étrangers n'aura été que d'opérer un «transfert de privilège» en servant de canal pour rendre les ressources nécessaires, disponibles à la réalisation de projets endogènes à la communauté, renforçant ses capacités, sa résilience et...

«Nous voulons une taverne.»

La réponse serait venue le soir même. Consensuelle, portée par les autorités de la communauté, sans appel. Vous souhaitiez que le village vous soumette un projet, en voici un.

Apparemment, la consternation des étrangers valait la peine d'être vue. Je peux l'imaginer un peu, dans la mesure où l'un de mes efforts de solidarité aussi naïf s'est également soldé par une incompréhension retentissante. Dans mon cas, un projet de création de coopérative a inexplicablement débouché sur l'installation de téléviseurs et d'antennes satellites dont la fonction première était la réception de téléromans mexicains dans huit foyers autochtones de l'état du Guerrero.

Dans le récit de l'apparente mésaventure amazonienne, il semble que la construction d'une taverne ait été demandée pour créer un lieu de délibération communautaire qui soit agréable et sympathique.

Le premier besoin du village aura été, avant tout, de s'asseoir, de discuter sans la pression des échéanciers imposés par les coopérants et, surtout, de prendre le temps de mieux connaître ces étrangers pressés de faire du bien.

Avant de se commettre dans des projets en santé, en éducation, en revitalisation des savoirs ancestraux ou en développement de nouvelles formes de production, le premier besoin du village aura été, avant tout, de s'asseoir, de discuter sans la pression des échéanciers imposés par les coopérants et, surtout, de prendre le temps de mieux connaître ces étrangers pressés de faire du bien.

La construction d'une taverne aura été un projet probatoire, qui aurait de surcroît l'avantage de doter la communauté d'un lieu qui soit propice à l'activité la plus importante, s'imaginer un avenir commun qui ne soit pas une simple réflexion des attentes et des espérances des ONG qui débarquent au village.

Les conclusions de ma propre expérience au Guerrero ne sont pas aussi claires. À ce jour, je m'interroge encore sur les raisons qui ont fait qu'un projet de développement, pourtant endogène à la communauté, pourtant autogéré et clairement prometteur d'un degré d'autonomie économique, a débouché sur un résultat qui me parait aussi décevant.

Mais en me faisant raconter l'anecdote amazonienne que je viens de partager à mon tour, j'ai commencé à comprendre que les visions de l'autonomie et de l'émancipation portées même par les projets les plus participatifs et les mieux co-construits demeurent extrêmement restrictives. Ceci me semble être particulièrement le cas dans les manifestations de solidarité faites à l'égard des peuples autochtones.

Menant des terrains ethnographiques dans l'état mexicain du Chiapas depuis plus de vingt ans, j'ai pu rencontrer, vague après vague, des personnes s'identifiant à la société civile internationale et animées par des sentiments de solidarité très nobles, mais néanmoins étrangement conditionnels.

La taverne et les antennes satellites sont, en quelque sorte, un pied de nez face au romantisme que les coopérants transportent dans leurs bagages.

Un romantisme qui semble être entretenu tant face à soi-même — en se voyant comme les hérauts de l'éducation, de la santé et de l'émancipation, comme la personne qui a finalement compris le sens de la participation et de l'inclusion — que face aux personnes autochtones rencontrées — sur les épaules de qui nous faisons reposer l'exigence d'être écologiques, spirituelles, résistantes, sages, mobilisées et dévouées à leur communauté.

La question n'est pas de savoir à quel degré nos interlocuteurs sur le terrain correspondent à ces stéréotypes. Elle est plutôt, ici, de nous interroger sur la taille des attentes créées par ces représentations, et leurs conséquences sur la possibilité d'une véritable rencontre solidaire.

Les conclusions étranges des deux récits auxquels j'ai fait allusion ici convergent dans le fait qu'elles témoignent d'une manifestation d'autonomie par rapport à ces attentes. À la figure de ce que mon collègue André Corten a nommé le «bon bénéficiaire», les personnes dont il est question ici opposent la primauté de leur propre imagination, et les deux cas relatés testent jusqu'au point de rupture la sincérité de notre engagement envers les projets endogènes aux communautés.

Il ne s'agit pas de mettre au rencart notre capacité à porter un jugement moral. Le travail de terrain, au contraire, la sollicite constamment et il est difficile d'envisager «d'être là», dans le quotidien d'une communauté qui nous accueille, sans avoir l'honnêteté de nos sentiments.

Il est fort possible que les coopérants amazoniens aient été déçus par la demande qui leur a été faite. Je sais que je l'ai été lorsque j'ai constaté le dénouement du projet de coopérative. Prendre un pas de recul devrait cependant nous faire réaliser que l'enjeu n'est pas de nous plaire. C'en est plutôt un d'autonomie et d'autodétermination, et celles-ci impliquent la possibilité d'inventer ses propres chemins et de faire ses propres erreurs. Travaillons à inventer des solidarités respectueuses de cette complexité.

N'hésitez pas à contacter Ève Claudel Valade, pour en savoir davantage sur le blogue ou connaître le processus de soumission d'articles.

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