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Le délestage en éducation, un mal qui tue mes élèves à petit feu

Nous, les enseignants, dénonçons partout, tout le temps ce délestage, mais qui nous écoute?
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En ces temps critiques en santé, nous sommes terrifiés par le délestage que doivent faire nos médecins dans les hôpitaux. Mais saviez-vous que cela se fait quotidiennement dans nos écoles?

Depuis plus de 11 ans, j’enseigne au primaire dans une école défavorisée de la région de Montréal. J’ai choisi d’enseigner dans mon quartier de naissance, car j’y suis attachée sentimentalement, mais aussi socialement. J’ai grandi dans un milieu défavorisé dans ce quartier. Je voulais redonner à ma collectivité.

Dès la première année à mon école, au mois d’août, on me dit que je dois lire les plans d’intervention de ma classe. Nous avons vu rapidement, à l’université, ce qu’était un PI. Sur mes 18 élèves, 10 ont un PI! Sur les dix PI, sept sont des élèves ayant des difficultés d’apprentissage. Bon… Je demande à ma direction si je peux rencontrer l’orthopédagogue de l’école pour élaborer ensemble une planification.

On me répond que j’ai une classe multiniveaux (5e-6e), je n’ai pas de services en orthopédagogie ni en orthophonie, car les classes multiniveaux sont considérées comme un soutien. Euh... Quoi? Donc, mes sept élèves en difficulté d’apprentissage n’auront pas de services d’un spécialiste en adaptation scolaire ou un service en orthophonie? Non. Je trouve ça inconcevable.

“Je me questionne: si j’ai un cancer, ce n’est pas mon médecin de famille qui va me traiter, mais une spécialiste en oncologie, non? Mais on est en période d’austérité et il y a des coupures dans le soutien scolaire.”

Les parents ne se plaignent pas? Voyons, on est dans un quartier défavorisé, seuls les parents éduqués et au courant de leurs droits se plaignent; pas la maman ou le papa qui ne maîtrise pas le français ou voit l’école comme une menace plus qu’un lieu d’aide. De toute façon, quand tu travailles 10 heures par jour en essayant de te sortir la tête de l’eau, tu n’as pas l’énergie d’aller te battre contre une administration qui a beaucoup plus de moyens que toi.

En terminant, on me dit que je dois trouver moi-même les adaptations, faire les PI et les suivis auprès des parents. Je suis une enseignante qui a fait son bac en enseignement régulier. On me répond: «T’inquiète, tu as l’air bonne.» Bon…

Ayant fait quelques formations sur la dyslexie, dysorthographie, dyscalculie, dysphasie, bref, des troubles en «ie», je ne me sens pas plus équipée pour aider mes élèves ayant de grands défis (on ne peut plus dire «difficultés», c’est trop péjoratif). Je constate surtout à quel point ils sont laissés à eux-mêmes. Ça m’empêche littéralement de dormir.

Je fais appelle aux personnes-ressources qui me disent quoi faire, comment et quand. OK… mais ça ne marche pas! On me dit que si j’applique bien les conseils, ça marche. En d’autres mots, je ne fais pas ça bien. Je me questionne: si j’ai un cancer, ce n’est pas mon médecin de famille qui va me traiter, mais une spécialiste en oncologie, non? Mais on est en période d’austérité et il y a des coupures dans le soutien scolaire. OK…

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Cinq ans plus tard, on réorganise le 3e cycle et les classes redeviennent à un niveau; enfin, je vais avoir de l’aide! Comme chaque début d’année, je prends tous mes PI, qui varient entre 7 et 12 par année, et je prends rendez-vous avec l’orthopédagogue. Excitée, je lui présente tous les élèves qu’elle devra suivre. Elle me regarde et me dit: «Je ne peux qu’en prendre 3.» QUOI? On m’explique que les orthopédagogues, à la commission scolaire, ont un quota de 24 élèves et il y a 8 classe au 3e cycle. Ce quota est pour tous les spécialistes. On ne peut pas suivre 80 élèves. Ce serait du «saupoudrage de services». Je comprends tout à fait et je suis en accord avec ce principe.

Bon, allons dire à la direction qu’on a besoin d’un orthopédagogue supplémentaire au 3e cycle, on a trop d’élèves en difficulté. Elle me regarde avec des yeux qui veulent dire: «ta naïveté est tellement mignonne»... On me dit que l’école n’a pas les budgets pour avoir un orthopédagogue supplémentaire au 3e cycle et qu’on est encore en période d’austérité. Je deviens un peu moins mignonne et je dis: «Voyons, ce n’est pas des cannes de sirop d’érable que j’ai en face de moi, mais des êtres humains.»

“Le délestage en éducation n’est pas aussi spectaculaire que celui en santé, mais tout aussi mortel. Il tue à petit feu…”

On me demande de choisir qui va avoir du service et qui n’en aura pas! On base ce choix sur quels critères? L’élève qui a 35% ou celui qui a 55%? Comment puis-je annoncer aux parents que leur enfant n’aura pas de service et qu’il est en échec? C’est dans la loi! On doit donner du service à un élève qui est en difficulté. On me fait comprendre qu’on peut suggérer aux parents d’aller au privé. Quoi? Ils n’ont pas d’argent!

Finalement, chaque année, mes collègues et moi faisons du délestage. Sachant que les élèves qu’on prive de services ont une plus grande probabilité de décrocher, d’être dans la pauvreté, d’être plus malades et bénéficieront probablement plus des aides sociales. Nous, les enseignants, dénonçons partout, tout le temps ce délestage, mais qui nous écoute?

Car le délestage en éducation n’est pas aussi spectaculaire que celui en santé, mais tout aussi mortel. Il tue à petit feu…

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