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Dénonciations d'agressions sexuelles sur Instagram: qu'est-ce que la diffamation?

Ce n'est pas parce que c'est vrai que ce n'est pas diffamatoire.
milicad via Getty Images

Le réseau social Instagram est depuis quelques jours le théâtre de nombreuses dénonciations de violences sexuelles et d’abus, dont certaines ciblant des personnalités connues. Certaines victimes, comme Safia Nolin, évoquent un manque de confiance envers le système de justice pour justifier leur choix.

Mais même lorsque les victimes choisissent cette avenue pour éviter de recourir à un système par lequel elles ne se sentent pas protégées, leurs allégations peuvent avoir des conséquences légales. Les victimes d’agressions sexuelles qui dénoncent publiquement leurs agresseurs sur les réseaux sociaux s’exposent en effet à des poursuites en diffamation, même si leur récit est entièrement véridique. Explications.

Le libelle diffamatoire

Le Code criminel canadien définit le libelle diffamatoire comme «une matière publiée sans justification ni excuse légitime et de nature à nuire à la réputation de quelqu’un en l’exposant à la haine, au mépris ou au ridicule, ou destinée à outrager la personne contre qui elle est publiée».

Une dénonciation publique d’inconduite sexuelle, puisqu’elle nuira sans aucun doute à la réputation de l’agresseur présumé, pourrait satisfaire à cette définition.

Les articles 309 et 311 du Code criminel prévoient des exceptions lorsque la diffusion de la matière diffamatoire «a lieu pour le bien public».

Pour qu’une poursuite criminelle ait lieu, la personne victime de diffamation - dans ce cas-ci, le présumé agresseur - doit porter plainte à la police. Le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) devrait ensuite accepter de déposer une accusation et l’accusée - la victime d’agression sexuelle - sera présumée innocente à moins que la Couronne ne réussisse à prouver hors de tout doute raisonnable qu’il y a eu diffamation.

Mise en demeure

Si le risque d’une poursuite criminelle est donc très faible, celui de recevoir une mise en demeure au civil pour atteinte à la réputation l’est moins.

«Les propos vont être considérés comme diffamatoires s’ils portent atteinte à la réputation de quelqu’un et s’il n’y a pas d’intérêt public qui justifie leur diffusion dans l’espace public», résume Me Sophie Gagnon, directrice générale de la clinique Juripop.

Le problème, c’est que dans les cas des dénonciations d’agressions sexuelles ou de harcèlement criminel, les tribunaux ne se sont pas encore prononcés sur ce qui permet de déterminer si la diffusion de ces propos est d’intérêt public ou non, explique-t-elle.

“On ne pourrait jamais garantir à qui que ce soit qu'elle serait à l'abri de toutes poursuites en diffamation.”

- Sophie Gagnon, directrice générale de Juripop

Plusieurs victimes disent dénoncer leur agresseur pour l’empêcher de faire subir à d’autres ce qu’elles ont vécu.

Me Gagnon donne l’exemple de nombreuses dénonciations visant des tatoueurs qui ont été diffusées sur Instagram au cours des derniers jours. Celles-ci pourraient être considérées comme étant pour le bien du public, puisque les tatoueurs ont un accès privilégié au corps de leurs clientes.

Encore faut-il voir comment un tribunal gérerait cette question, rappelle Me Gagnon.

«Malheureusement, même si un avocat analyse la situation et considère que c’est très clairement dans l’intérêt public de dénoncer une instance sur la place publique, on ne pourrait jamais garantir à qui que ce soit qu’elle serait à l’abri de toutes poursuites en diffamation, ajoute-t-elle. Des poursuites mal fondées, ça existe.»

Il convient toutefois de rappeler que ce ne sont pas toutes les mises en demeure qui se transforment en procès, loin de là.

La vérité ne suffit pas

Le fait de dire toute la vérité ne protège donc pas une victime, si elle ne peut prouver que sa dénonciation a été faite dans l’intérêt de protéger le public.

Et encore faut-il pouvoir prouver que les propos sont véridiques, ce qui peut s’avérer très difficile. Les événements ont souvent lieu dans l’intimité et que des preuves matérielles existent rarement, souligne Me Gagnon.

De plus, toute déclaration publique de la victime présumée pourrait donner des munitions à la défense dans un éventuel procès criminel pour agression sexuelle.

Si Me Gagnon admet que les dénonciations publiques peuvent venir «compliquer le travail de la Couronne», elle souligne que Juripop ne tentera pas de décourager les victimes qui décident de parler publiquement de leur agression.

«Notre rôle comme avocats, c’est de lui expliquer les risques», dit-elle. «Il y a des situations où le partage du récit est trop important et où elles décident d’aller de l’avant. Notre rôle c’est de les soutenir là-dedans.»

Une vague qui grossit

Le mouvement de dénonciations d’agressions sexuelles observé sur les réseaux sociaux au Québec et au Canada depuis plusieurs jours n’est pas sans rappeler celui de #MeToo, en 2017 et d’#agressionnondénoncée, en 2014.

Mercredi, le Regroupement québécois des Centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (RQCALACS) a publié un message sur Facebook en soutien aux personnes qui «prennent parole pour dénoncer des agressions sexuelles et une culture du viol prégnante dans divers milieux: celui de la musique, du showbizz québécois, du web, du tatouage, perçage».

«À toutes les survivantes, #onvouscroit. Que vous décidiez de dénoncer ou non, c’est une décision qui appartient à chacune et qui est totalement légitime», invitant les victimes de ces gestes à contacter le CALACS de leur région pour obtenir du soutien.

La ligne d’écoute téléphonique du RQCALACS est disponible 24 heures sur 24, sept jours sur sept, au 1-888-933-9007.

Les victimes de violences sexuelles peuvent obtenir des services juridiques gratuits et confidentiels en communiquant avec Juripop en ligne ou en appelant le 514 705-1637.

PRÉCISION: Une version précédente de cet article ne faisait pas assez clairement la distinction entre les poursuites criminelles et civiles en diffamation. Le texte a été bonifié pour les distinguer.

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