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Des S-300 pour l'Iran : à quoi joue la Russie?

Un contrat en 2007 promettait des S-300 russes à l'Iran, mais Moscou était revenu sur sa parole en 2010. Or dernièrement, Vladimir Poutine a signé un décret permettant à nouveau de vendre cet armement à la République.
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Chronique d'Asie du Sud-Ouest (23)

INTERNATIONAL - On a évoqué auparavant l'importance du système de missiles sol-air S-300 (missile anti-aérien de longue portée et très mobile, pouvant détruire avions à basse altitude et missiles balistiques) au Moyen-Orient, et les tergiversations russes à ce sujet. On y avait entre autres rappelé qu'un contrat en 2007 promettait des S-300 russes à l'Iran, mais que Moscou était revenu sur sa parole en 2010. Or, le lundi 13 avril, Vladimir Poutine a signé un décret permettant à nouveau de vendre cet armement à la République.

Deux questions, à partir de là, sont légitimes: pourquoi... et pourquoi maintenant ?

On ne peut pas nier les raisons financières du choix russe

Déjà l'année dernière, on savait que si les pressions occidentales sur l'économie russe devenaient trop importantes, le Kremlin répondrait en vendant ses S-300 à l'Iran. Mais en fait, cela va au-delà d'un simple désir de revanche face à la réponse américaine sur le conflit ukrainien. Les Russes se positionnent face à un marché iranien qui pourrait s'ouvrir, si les négociations sur le nucléaire sont menées à bien. Et ils veulent être leaders sur le marché de l'armement dans l'éventuel "eldorado iranien". Le complexe militaro-industriel russe ne passe pas une bonne année en 2015: certains gros clients de la Russie sont fortement handicapés par la chute des prix du pétrole, cela se répercute sur leurs commandes d'armement. Par ailleurs, la compétition venant des Etats-Unis et d'Israël est très rude, faisant craindre un plafonnement, voire une réduction non-négligeable des gains cette année. À une époque où les tensions entre Occident et Russie sont au plus haut, où Washington n'hésite pas à utiliser les sanctions contre une grande puissance, et alors que la Russie est le deuxième plus grand vendeur d'armes au monde, ce que cela pourrait signifier pour l'économie russe est très sérieux.

Or sur le marché iranien, il pourrait y avoir des ouvertures intéressantes. À la première opportunité Téhéran va vouloir moderniser son instrument militaire à coup sûr, surtout son aviation, en bonne partie composée de MiG-29 des années 1970. Et cela alors que son ennemi juré, l'Arabie Saoudite, est devenu le premier acheteur d'armement au monde, devant l'Inde. Même si le dossier nucléaire est classé après juin, les problèmes avec les Occidentaux ne se dissiperont pas tous comme par enchantement, donc les Russes n'ont pas à craindre de compétition sérieuse venant d'Amérique du Nord ou d'Europe de l'Ouest dans ce domaine. Mais l'industrie militaire russe ne sera pas sans compétiteurs: les Chinois peuvent par exemple offrir du matériel de grande qualité également, à des prix compétitifs, avec mise en avant d'un soutien diplomatique même plus solide que celui venant de Moscou sur ces dernières années. La modernisation de l'armée iranienne représenterait 40 milliards de dollars de dépenses. Certains intérêts privés et militaires ont sûrement poussé le Kremlin à se positionner au plus vite pour avoir un accès prioritaire à ce juteux marché.

L'attitude russe vise également à rassurer les clients de son industrie de l'armement. Le choix du Kremlin sous Medvedev, en 2010, de refuser la livraison du système S-300 déjà payé à l'Iran, était rationnel vu de Moscou: Medvedev croyait en la politique de main tendue de Washington sous le leadership d'Obama. Mais pour tous les clients, réels ou potentiels, intéressés par l'armement russe, cela a sonné comme un avertissement: Moscou parle fort mais se soumet à l'Occident quand Washington met la pression... Poutine a agi ainsi afin de rassurer ses clients une bonne fois pour toutes. Les Russes ont été déçus par une politique américaine qui selon eux a été un jeu de dupes : les états d'âme de leurs clients sur le long terme deviennent donc une priorité plus importante que de plaire aux Occidentaux.

Bien sûr, au-delà de la question économique, il y a l'importance de la politique intérieure

Le Kremlin est dans une partie de bras de fer extrêmement rude avec l'Occident, notamment avec les Etats-Unis. En réponse à ce qui a été considéré à Moscou comme une opposition systématique à la Russie en tant que grande puissance, capable d'avoir une influence sur son environnement régional, Poutine a joué la carte du nationalisme russe. En permettant de nouveau la vente des S-300 à l'Iran, il prouve à la droite et aux patriotes de son pays que la diplomatie russe est indépendante et veille à ses intérêts nationaux avant tout. Fini donc, le temps où il fallait s'adapter au nom du bien commun, des besoins de la "communauté internationale". Une Realpolitik qui n'est pas étonnante ni particulièrement choquante: c'était une conséquence très prévisible des tensions Washington-Moscou.

Mais ni l'approche économique, ni l'impératif politique, ne peuvent totalement expliquer le timing de Vladimir Poutine

Il doit y avoir un accord sur le nucléaire iranien, normalement, d'ici le 30 juin. Faire l'annonce après cette date aurait fait sens. Toute la logique derrière le geste de Medvedev par le passé avait été de pousser l'Iran à négocier en montrant que sans accord sur le nucléaire, la livraison des S-300 n'aurait jamais lieu. Ce soutien indirect à la négociation est donc détruit symboliquement par le Kremlin avant qu'Américains et Iraniens ne soient arrivés à un accord. Cela signifie trois positionnements forts choisis par la diplomatie russe:

  • Poutine veut faire comprendre qu'il ne soutiendra pas de nouvelles sanctions contre l'Iran

    Il donne donc les moyens à l'Iran de se défendre en cas d'attaque, avec un message pour les Occidentaux: trouvez un terrain d'entente avec les Iraniens car après le 30 juin, car nous ne soutiendrons plus votre politique de pression qui passent par la menace militaire.

  • Le Kremlin insiste sur le caractère raisonnable de la diplomatie russe en étant le premier à "récompenser" l'attitude pragmatique des Iraniens après l'accord de Lausanne sur le nucléaire
  • Il suffit de comparer cette attitude avec le positionnement toujours critique de la diplomatie française, ou la rhétorique néoconservatrice de bien des Républicains américains... Les Russes projettent l'image d'un partenaire raisonnable, contrairement aux Occidentaux qui apparaissent parfois comme prisonniers d'une idéologie irrationnelle face au dossier iranien.

  • Il n'est pas impossible que Poutine joue de son influence pour rendre les négociations bien plus difficiles, voire pour les faire échouer
  • Car si les relations irano-américaines se normalisent, si l'Iran pouvait pleinement entrer sur le marché international du pétrole, le coût, selon la Banque Centrale russe, serait non négligeable pour Moscou: 27 milliards de dollars... En permettant à nouveau la vente des S-300, Poutine réussit le tour de force de bien se faire voir par les Iraniens, tout en mettant en danger le choix du dialogue sur le nucléaire par Barack Obama. En effet, cet événement a déjà permis au gouvernement israélien de lier les discussions diplomatiques avec l'Iran et le réarmement potentiel d'une République islamique, forcément présentée sous le jour le plus sombre... On risque de voir tous les partisans de la ligne dure contre l'Iran (Républicains américains, Arabie Saoudite, peut-être même diplomatie française) tenir rapidement le même discours. Ce qui pourrait entraîner une montée en puissance de la rhétorique belliciste des deux côtés, et affaibliraient les partisans de la modération. Rendant un pays tiers, comme la Russie, encore plus indispensable au dialogue irano-occidental.

Dans tous les cas, avec cette simple décision commerciale, le Kremlin l'emporte quoi qu'il arrive.

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