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Grèce: la fierté blessée des humiliés

Je suis de ceux qui pensent que l'austérité est non seulement catastrophique sur le plan humain, mais aussi une ineptie économique qui ne peut que précipiter la Grèce dans le chaos et hors de l'euro.
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Tout et son contraire a déjà été dit sur la crise de la dette grecque et le tableau des prises de position va des aspirations anti-démocratiques au soutien poético-philosophique . Il y a un débat d'économistes dans lequel je me situerais dans la mouvance Krugman, Piketty, Stieglitz plutôt que dans celle du ministre allemand des Finances Schäuble mais ici je voudrais faire référence à d'autres auteurs pour une autre forme d'approche.

Le philosophe allemand Peter Sloterdijk a publié un article dans le Spiegel en 2010 dont le titre était "La fierté blessée". Courrier International l'a repris sous le titre "Les citoyens ne se laisseront pas faire" et en ajoutant une photo du tableau de Jérome Prudhomme "Quand La Mort de Lucrèce soulève la colère des citoyens". Sloterdijk écrit : "ce que nous désignons aujourd'hui par le terme d'origine grecque "politique" dérive du sens de l'honneur et de la fierté des gens ordinaires." et utilise le terme grec de thymos pour évoquer le spectre des affects. Il écrit aussi: "les auteurs grecs classiques avaient des humains, en tant qu'êtres mus par l'éros et la fierté, une compréhension autrement plus profonde que les auteurs modernes".

Sloterdijk ne parlait pas de la crise actuelle, mais son propos illustre parfaitement ce qui est en jeu en Grèce en ce moment. Il est significatif qu'un penseur allemand fasse référence aux philosophes grecs pour comprendre les enjeux de la "postdémocratie", un système qui n'est pas limité à l'Union européenne.

Bertand Badie a quant à lui publié un ouvrage au titre programme :Le Temps des humiliés. Il retrace l'impact de l'humiliation à travers divers moments historiques et propose une grille de lecture des relations internationales qui inclut cet affect pour comprendre les déclarations et positions politiques. Costa-Gavras interrogé sur France Inter fait lui aussi référence à l'humiliation pour comprendre ce qui se passe en Grèce et dans la tête des Grecs.

Dans les deux grands récits qui s'affrontent sur la Grèce l'un pointe les défauts du pays, clientélisme et corruption, non-recouvrement de l'impôt, refus "immoral" de payer ses dettes tandis que l'autre insiste sur les effets dévastateurs des programmes d'austérité sur la santé, les salaires, le vivre ensemble et sur la possibilité de rembourser la dette. Je suis de ceux qui pensent que l'austérité est non seulement catastrophique sur le plan humain, mais aussi une ineptie économique qui ne peut que précipiter la Grèce dans le chaos et hors de l'euro.

Si l'on veut bien comprendre les méandres de la politique grecque, il faut cependant insister sur le thymos et le sens de l'humiliation. La Grèce avait une classe politique corrompue qui a eu recours à la banque Goldman Sachs pour maquiller ses comptes et entrer dans l'Union européenne, encouragée en cela par Giscard qui a poussé pour une adhésion "les yeux grands fermés" (eyes wide shut). Puis inévitablement les mensonges furent mis à jour et le cycle infernal des prêts à taux prohibitifs s'est mis en place avec une situation actuelle qui ressemble à une forme de dépendance à la drogue. La Grèce doit obtenir des prêts pour rembourser d'autres prêts comme le drogué doit toujours obtenir sa dose pour se sentir normal. Il est clair que les banques, la classe politique corrompue et les élites politiques européennes ont poussé la Grèce à se droguer.

Aujourd'hui alors que les salaires ont été amputés, qu'il n'y a plus de vrai système de santé publique, que les Grecs les plus fortunés ont viré leur argent dans des banques étrangères, notamment allemandes, on demande l'impossible à la Grèce. Encore un peu de cocaïne bancaire pour régler le problème de l'accoutumance. Les éditorialistes moralisateurs savent bien que la Grèce ne remboursera pas toute sa dette, mais font comme si l'éthique imposait au pays de tout payer. Ils font l'impasse sur l'histoire et notamment sur l'annulation massive de la dette allemande en 1953. On peut donc ici reprendre les termes du titre de l'article d'Habermas: "La scandaleuse politique grecque de l'Europe".

La Grèce a une fierté mise à mal plusieurs fois dans l'histoire récente. La Grande-Bretagne voulant empêcher que le pays ne tombe aux mains des communistes a, dès la fin 1944, fait alliance avec d'anciens collabos des nazis pour se tourner militairement contre les résistants. La guerre civile qui a suivi a duré trois ans et a été perdue par la gauche qui devait faire face aux États unis, soutien principal de la droite. Puis, entre 1967 et 1974, la Grèce a connu le régime dictatorial des colonels, soutenu par les États-Unis. Dans la mémoire grecque, les puissances occidentales ont souvent été des forces anti-démocratiques. Par ailleurs, l'Allemagne n'a pas payé ses dettes vis-à-vis de la Grèce à qui les nazis ont volé de l'or. Les nazis ont détruit le pays et exterminé les Juifs, notamment ceux de Thessalonique.

Aujourd'hui les demandes européennes réactivent les blessures du passé. Ces demandes sont irréalistes sur le plan économique, comme les économistes cités plus haut nous le disent, mais elles ne peuvent qu'être ressenties que comme une punition et une humiliation de plus en Grèce. Que Tsipras ou Varoufakis se raidissent dans les négociations est tout à fait compréhensible dans ce contexte. C'est quelque chose que Jürgen Habermas comprend bien mieux que Merkel.

Si l'on inclut l'humain dans la compréhension du problème de la dette alors il est facile de voir que la paupérisation et la culpabilisation produisent des effets de fierté blessée, de refus de l'humiliation et que les citoyens grecs, comme les citoyens allemands dans d'autres contextes, se rebiffent et se battent pour retrouver leur fierté qui compte tout autant que leur niveau de vie. Parlant de révoltes citoyennes en Allemagne Sloterdijk écrivait: "Sans surprise, le mépris répond spontanément au mépris." Ce qui est vrai en Allemagne l'est aussi en Grèce et dans cette histoire, il n'y a pas l'Allemagne d'un côté et la Grèce de l'autre. Habermas, Sloterdijk, Costa-Gavras ou Badie comprennent ce que Merkel, Juncker, Leparmentier ou Sarkozy littéralement ne voient pas, tout collés qu'ils sont sur leurs chiffres et à l'écart de toute réflexion philosophique et même d'histoire économique. Au bout du compte, l'Europe va payer le prix de l'humiliation scandaleuse imposée aux plus faibles qui mobilisent leur fierté pour se défendre.

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