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J’ai kidnappé mon fils pour échapper à mon agresseur

Nous sommes libérés de la peur constante d’un accès de rage aussi soudain qu’inexpliqué, libérés de la fausse affection qui se traduit par la jalousie, la possessivité et la domination physique.
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Avec mon fils à Santiago, Cuba, en 2018. Voici ce que j’ai fait pour rester en vie et l’élever.
Avec l’aimable autorisation de Katherine Jinyi Li
Avec mon fils à Santiago, Cuba, en 2018. Voici ce que j’ai fait pour rester en vie et l’élever.

Mon garçon,

Ces derniers temps, quand je viens te chercher à l'école, tu me demandes: «Il est où, papa?» Tes camarades de classe ont un papa qui leur prépare le déjeuner, participe aux activités scolaires et leur apprend à jouer au basket ou d'un instrument de musique. Ils te demandent où est ton père, alors tu me poses la question à ton tour. Un jour, quand nous serons tous les deux prêts, je t'en parlerai. Et voici l'histoire que je te raconterai.

Alors que ton père tambourinait sur la porte à l'arrière de la maison, à trois heures du matin, je me suis efforcée de murmurer dans le combiné les bonnes explications en portugais, assourdie par les battements de mon cœur.

«Je ne vous entends pas», m'a dit l'opératrice, irritée et épuisée par sa longue journée de travail, avant de raccrocher en soupirant. Désespérée, j'ai composé à nouveau le numéro d'urgence brésilien pour les victimes de violence domestique.

Cette permanence téléphonique a été créée en 2006 à la suite de l'adoption de la loi Maria da Penha, qui a durci les sanctions contre les actes de violence domestique et mis en place des mesures de protection. C'est cette même loi qui m'avait encouragée à quitter les États-Unis pour le Brésil, enceinte, avec seulement un visa touristique de trois mois en poche.

En tant que journaliste, je voulais savoir quel impact avaient des politiques comme celle-ci sur les femmes, les Noirs et les métis dans un pays aussi marqué que les États-Unis par un sombre passé d'esclavage et de violence envers les femmes. Soudain, les raisons qui m'avaient poussée à déménager semblaient bien ténues et fragiles, comme la porte que ton père menaçait de faire sauter d'une seconde à l'autre.

Furieux d'apprendre que j'avais touché son téléphone et découvert des dizaines de messages envoyés à d'autres femmes du quartier de São Paulo où nous habitions, il m'avait couvert d'insultes en me dominant de toute sa hauteur tandis qu'il tournait autour de moi, ivre de colère.

Quand il a quitté la maison en trombe, je me suis précipitée pour fermer la porte à clé derrière lui. J'arpentais frénétiquement notre petite chambre où tu dormais à poings fermés, sans te soucier des souvenirs qui défilaient dans ma tête.

Des souvenirs comme...

Moi, à terre, le souffle coupé par le coup asséné par ton père qui enfonçait son avant-bras dans mon bas-ventre de tout le poids de ses 90 kg pour essayer de te déloger, mon bébé de trois mois, parce que j'avais voulu retrouver une amie au parc.

Ses doigts enserrant mon cou, puis une ceinture en cuir autour du sien, pour une raison que je n'arrive vraiment pas à me rappeler. Moi, violemment projetée sur notre canapé orange, puis un coup de pied dans ma cuisse droite qui a fait naître sous ma peau des taches violettes, comme du vin renversé sur une nappe.

Moi, déambulant dans les rues désertes de cette ville grisâtre qui était désormais la mienne, lors de mon premier Noël estival. Seule, ton petit corps de huit mois lové sous la peau tendue de mon ventre proéminent.

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Ton père qui me retrouve recroquevillée sur les marches à l'entrée du métro Sacomã, tête baissée, et relève mon visage entre ses mains rêches en me promettant de changer pour le bien de notre famille. À cet endroit précis où nous nous étions connus quelques années auparavant, j'ai puisé en moi tout l'amour qui me restait pour cet homme aux épaules larges et au cœur gros comme ça, qui m'avait causé tant de joie et de douleur. L'amour demeurait, mais la peur aussi.

Puis, ce volcan en furie qui déchirait mes entrailles tandis que tu te frayais un chemin vers la vie dans la douleur, la masse compacte de ton corps visqueux, fripé et ensanglanté, ton cri strident comme un écho conscient aux cris rageurs dont j'ai pu abreuver ton père pendant que tu grandissais en moi.

Les disputes violentes du quotidien alors que je goûtais les premières nuits d'insomnie d'une jeune mère. Tes premiers gazouillis et battements de pieds au rythme des tambours du carnaval. Tes petits pieds enduits de beurre de cacao couverts de sable blanc, dans l'eau chaude de l'Atlantique. Un gâteau au chocolat et crème de coco préparé à l'occasion de ton premier anniversaire, et le vingt-neuvième de ton père.

Le regard triste et compréhensif de tes cousins en me voyant me couvrir le visage après les paroles cinglantes lancées par ton père, leurs mains potelées essuyant les larmes sur mes joues.

Certaines femmes de ta famille me faisant des reproches pour les bleus, les marques verdâtres et violacées qui zébraient mes bras: la conséquence de mon mauvais caractère dans ses moments de stress, selon elles, la preuve de mon incapacité à satisfaire le fragile ego masculin, au lit comme ailleurs...

J'ai fermé les yeux, chassant les souvenirs, le téléphone toujours à la main en attendant que l'on décroche.

Je m'accrochais à une image simple, un diagramme aperçu dans mon fil d'actualité Facebook, un cercle fait de trois flèches reliant trois points, représentant un cycle.

Phase 1: La tension monte. L'un des partenaires isole l'autre de ses amis et de ses proches, le menace, le maltraite psychologiquement, casse des choses ou instaure une dépendance financière totale. La victime commence à vivre dans la peur constante de l'agresseur.

Phase 2: Explosions de violence. Le partenaire passe aux coups, à l'étranglement, à la violence verbale, se fait du mal en présence de l'autre. La victime se protège et protège leurs enfants, tente de prévenir la police et de partir. Elle se débat.

Phase 3: La lune de miel. L'agresseur exprime des regrets, implore de le pardonner, affirme son amour, offre des cadeaux, promet de ne plus jamais faire de mal à l'autre. La victime renoue avec l'agresseur, abandonne éventuellement les poursuites en justice, cherche des consultations d'aide pour son partenaire et fait ce qu'elle peut pour aller de l'avant. Une période de calme s'instaure parfois avant que les tensions reviennent, puis le cycle recommence.

Katherine fête ses 25 ans avec son fils dans leur maison de São Paulo en 2016.
Avec l'aimable autorisation de Katherine Jinyi Li
Katherine fête ses 25 ans avec son fils dans leur maison de São Paulo en 2016.

Ce diagramme m'a fait comprendre, pour la première fois, à quel point mon enfermement dans cette relation avec ton père était un processus joué d'avance, perpétué de génération en génération, toujours selon le même cycle, à base d'affirmations de pouvoir et de contrôle sur celui qu'on appelle le sexe faible.

L'agresseur étant autant victime de cette masculinité toxique que l'agressée.

Je me suis rendu compte qu'il m'avait isolée de mon entourage en se fâchant chaque fois que je comptais voir d'autres personnes, déclarant qu'il n'aimait pas celle que j'étais en compagnie de mes amis. Et puis, bien sûr, les nombreuses phases de lune de miel, de plus en plus courtes et teintées d'amertume, qui me privaient de la force émotionnelle dont j'avais besoin pour assurer différents emplois, de l'animation d'ateliers de journalisme à la réalisation de clips vidéo entre deux tétées et deux siestes.

Quand on est étranger, ouvrir un compte en banque au Brésil n'est pas une mince affaire. En tant que journaliste indépendante, j'ai dû demander à mes employeurs de me payer via l'entreprise de mon compagnon, sur son compte bancaire, auquel je n'avais pas accès. Pendant des mois, je n'ai pu rémunérer les nombreux avocats que j'ai consultés avec des espèces cachées dans mon tiroir à sous-vêtements.

Je repensais tout le temps au diagramme de la violence domestique. J'étais d'abord choquée de voir comment ces flèches circulaires pouvaient si bien décrire ce qui se passait chez moi. Puis, je sentais naître la résolution. J'étais prise dans un cercle vicieux qui touchait une femme sur trois dans le monde, selon l'Organisation mondiale de la santé, je n'étais donc pas seule à connaître cette peur et ce désespoir.

En posant des mots sur ce que je vivais, j'ai trouvé le courage de m'en sortir, de fuir.

Le ventre noué, j'ai attendu impatiemment que l'opératrice décroche, tout en redoutant ce moment. Si ton père entendait cet appel derrière la porte, il se déchaînerait encore plus, nous promettant à tous les deux le pire des enfers dès qu'il aurait défoncé la serrure. Dans ma tête, je me répétais la phrase à dire:

«S'il vous plaît, envoyez une voiture nous chercher, mon fils et moi. Je crains pour notre sécurité. Nous avons besoin d'un endroit pour la nuit.»

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J'espérais que, cette fois-ci, l'opératrice allait comprendre ce que je disais malgré le martèlement à la porte qui couvrait mon appel au secours étouffé.

Quand elle a enfin répondu, j'ai essayé une fois de plus de lui expliquer la situation, à voix basse, mais intelligible. Mais ton père a compris ce que j'essayais de faire et m'a ordonné en hurlant de raccrocher. Sachant qu'il me restait peu de temps, j'ai mis fin à l'appel et commencé à fourrer des couches dans un vieux sac de sport.

Je récitais des prières pour me donner du courage, demandant en pensée à mes proches, à l'autre bout de la Terre, de m'envoyer leur force et leur soutien. J'ai mis nos passeports et jusqu'au dernier real que j'avais économisé depuis ta naissance dans une pochette plastique glissée sous les pulls chauds et quelques paires de chaussettes.

Dans une ultime tentative de rassembler le peu de détermination qui me restait, j'ai plongé mon visage fatigué dans ton ventre qui se soulevait au rythme de ton souffle endormi, et respiré ton odeur.

Avant que je parvienne à relever la tête, le martèlement à la porte s'est estompé et mon corps épuisé a cédé au sommeil, ma respiration s'accordant à celle de ton petit corps.

Katherine et son fils filment une manifestation de mères infectées par le virus Zika, en train de défiler avec leurs bébés nés avec une microcéphalie, à Recife, Brésil, en 2016.
Avec l'aimable autorisation de Katherine Jinyi Li
Katherine et son fils filment une manifestation de mères infectées par le virus Zika, en train de défiler avec leurs bébés nés avec une microcéphalie, à Recife, Brésil, en 2016.

Je me suis réveillée au son de la porte qui volait en éclats, suivi des pas et des cris qui signifiaient l'approche imminente du danger. Je t'ai soulevé du lit, j'ai passé le sac sur mon épaule et me suis retrouvée face à ma plus grande peur. Ton père m'a poussée en arrière et m'a maintenue pour t'arracher de mes bras, te tirant de ton sommeil innocent pour te plonger dans ces lumières éblouissantes et ces cris de rage. Mais j'ai réussi à lui reprendre ton petit corps se tordant dans tous les sens, en pleurs. Tu as eu des hématomes dans le dos pendant des jours.

J'ai puisé en moi une force et une détermination que je ne soupçonnais pas et me suis frayé un chemin vers la sortie en le repoussant, ignorant ses revendications de droits sur nous et ses démonstrations viriles.

J'ai couru en haut de la colline dans le soleil levant et pris le premier bus qui passait, embarquant pour des heures de trajet, les jambes insensibles aux secousses de la route cahoteuse, ta petite bouche accrochée à mon sein jusqu'à ce que tu fermes enfin les yeux.

J'avais pris une décision sur laquelle je ne pouvais pas revenir: impossible de retourner à l'endroit qui rappelait physiquement un foyer et son confort, mais aussi une vie marquée par la crainte permanente d'agression physique et de manipulation mentale. Je n'avais d'autre choix que d'avancer à la recherche de refuges pour familles et d'un avocat bienveillant (et dans mes prix), patientant dans les queues interminables de la Delegacia da Mulher, ces postes de police spécialisés dans les affaires de violence faite aux femmes.

J'ai parlé pendant des heures avec d'autres femmes maltraitées par leurs conjoints, pères, oncles, voisins et parfois même leurs propres fils. Nous avons créé des liens d'amitié forts, mais brefs, écoutant nos histoires respectives pendant que les enfants jouaient ensemble, rêvant d'un monde sans commissariats et sans salles d'attente remplies de femmes brisées.

J'ai vite compris que même si, au bout de plusieurs mois de bataille, je finissais par obtenir ta garde exclusive, j'aurais quand même besoin d'une autorisation écrite notariée de la part de ton père chaque fois que je voudrais quitter le Brésil avec toi. Sans cela, je risquais d'être arrêtée et tu serais remis à ton père. Cette seule idée me plongeait dans l'effroi à chaque moment de précarité de ces premières semaines: en te lavant à l'eau froide dans les toilettes publiques des stations de métro, en te donnant le sein sur le trottoir sous un soleil de plomb, les menaces de ton père de porter plainte contre moi pour kidnapping résonnant dans ma tête.

Un ex-élève à moi qui travaillait comme défenseur public m'a mis en relation avec une avocate en droit de la famille, spécialisée dans les cas de violence domestique. Elle a proposé de me représenter pour une somme dérisoire par rapport aux tarifs demandés par les autres avocats. Elle a négocié avec ton père un accord de garde nous permettant d'aller aux États-Unis pour rejoindre ma sœur (ta «xiaoyi») qui nous attendait à New York. La seule condition était de t'amener en visite chez ton père avant notre départ et de revenir au Brésil deux fois par an pour qu'il puisse te voir.

Katherine et son fils lors d'une marche contre la violence armée à New York en 2018.
Avec l'aimable autorisation de Katherine Jinyi Li
Katherine et son fils lors d'une marche contre la violence armée à New York en 2018.

C'est ainsi que, quelques semaines après cette terrible nuit dans la chambre, nous sommes retournés vers ton tout premier chez-toi, ce coin ensoleillé et coloré au pied d'une colline couverte de maisons croulantes. En arrivant là-bas, la famille de ton père était folle de toi, petit être curieux rampant par terre, les yeux plissés. J'ai fourré dans une grande valise tous les vêtements, photos et documents que j'ai pu.

Quand notre taxi est arrivé, ton père m'a coincée contre la voiture et a pressé sa bouche et son corps contre moi. Tu nous regardais, calmement installé sur le siège. J'ai fait de mon mieux pour ne pas crier, repoussant ton père de toutes mes forces jusqu'à ce qu'il me laisse me glisser dans le taxi. Je t'ai pris dans mes bras et j'ai bouclé la ceinture de sécurité. Je savais que ton frère aîné et tes cousins faisaient au revoir de la main, postés sur le trottoir, mais je ne me suis pas retournée. L'image de ton père m'instillait suffisamment de peur pour ne pas tenter de l'apercevoir une dernière fois. Je ne pouvais pas risquer de perdre le courage de partir pour de bon.

En arrivant au contrôle de sécurité de l'aéroport pour quitter le Brésil, nous avons été interpellés par la police aux frontières. Je portais un immense sac de vêtements en bandoulière, et tu étais accroché dans mon dos. Je me balançais en essayant de t'endormir pendant que trois officiers m'interrogeaient sur les raisons de mon départ avec un enfant brésilien. Ils ont parlé des cas d'enlèvement international d'enfants qui passaient aux nouvelles chaque soir, m'accusant de kidnapper mon propre fils. Je leur ai présenté l'autorisation de voyage de ton père, signée et notariée, mais ils ont trouvé à redire sur tout, de l'écriture précipitée aux ratures au stylo. Ils ont joué de leur pouvoir en me menaçant de ne pas nous laisser partir, se passant le document de main en main pour l'observer à la lumière en tentant d'y déceler la moindre erreur. Ils ont fini par nous libérer à quelques minutes du décollage.

Nous ne sommes pas retournés au Brésil deux fois cette année-là, ni jamais plus. L'accord de garde a finalement été rejeté par le juge brésilien qui a exigé que ton père paie une pension alimentaire avant de pouvoir valider cet accord. Il a refusé, arguant que je ne remplissais pas ma partie du contrat.

À cette époque, je cumulais les emplois à New York en tentant de nous construire une nouvelle vie. Non seulement je n'avais pas assez d'argent pour aller au Brésil, mais je n'étais pas rassurée à l'idée de revoir ton père. J'avais peur que des disputes violentes éclatent à nouveau et que tu subisses ça. Je savais qu'une fois arrivés au Brésil, il pourrait nous empêcher de repartir en refusant de me donner l'accord de quitter le territoire.

Aux yeux de la loi, je t'ai enlevé à ton père et à ton foyer légitime. Nous ne pouvons donc pas retourner dans ton pays natal avant ta majorité, pour ne pas risquer de te perdre à cause d'une accusation d'enlèvement ou suite à un nouveau procès pour ta garde.

Je garde l'espoir qu'un jour ton père reprendra contact en reconnaissant tout le mal qu'il nous a fait, disposé à panser les blessures et à construire un semblant de relation avec son fils, tout en respectant ma décision de commencer une nouvelle vie sans lui. Je rêve du jour où nous pourrons revenir au Brésil et serrer dans nos bras ton frère, tes cousins, ta grand-mère, tes oncles et tes tantes. Pour que tu connaisses tes proches et la terre où tu es né.

Mais je suis aussi consciente que ce qui pourrait ressembler à une vraie réconciliation peut être un terrain glissant qui nous ramènerait dans la spirale de la violence, sous le contrôle de l'agresseur. J'ai beaucoup lutté pour nous libérer de son joug et je continuerai de me battre autant qu'il le faut pour être réellement libre.

Depuis 18 mois, je suis des séances de thérapie chaque semaine pour essayer de briser ma dépendance psychologique et émotionnelle à ce que j'ai fini par considérer comme normal, à cause de la violence que j'ai subie en permanence.

Je t'ai emmené à des séances de thérapie pour enfants, pour t'aider à gérer tes débordements émotionnels, que ce soit les crises de colère classiques d'un enfant de deux ans, ou une sorte d'imitation de la violence que tu as vécue. Nous avons participé à des réunions de groupe avec d'autres mères et familles qui partagent leurs traumatismes, leur parcours et des encouragements.

En évoluant doucement, pas à pas, j'ai appris à me pardonner d'être une victime, à m'aimer pour avoir survécu et à me réjouir de mon rôle de mère malgré les démons intérieurs qui me rappellent sans cesse que je t'ai séparé de ton père, à qui tu ressembles tant que c'en est parfois douloureux. Je sais que nous jouissons d'une liberté inestimable à cause du choix que j'ai fait.

Nous sommes libérés de la peur constante d'un accès de rage aussi soudain qu'inexpliqué, libérés de la fausse affection qui se traduit par la jalousie, la possessivité et la domination physique.

J'ai fui pour pouvoir librement former une nouvelle famille, explorer les aspects sains de l'amour, de la masculinité, de la beauté féminine et de la force.

À l'approche des deux ans qui marquent la reprise de notre liberté, je me réjouis en voyant la communauté que nous avons construite et cultivée autour de nous. Un clan de survivants, de battants et de réformateurs qui refusent de se conformer à une vision binaire du genre et œuvrent en faveur d'un monde où tu pourras grandir et explorer tes propres désirs et émotions.

J'écris ces mots pour toi mon fils, mais aussi pour nous, les mères qui avons dû prendre la terrible décision de déraciner nos familles pour nous mettre en sécurité, rassembler toutes nos forces pour nous défendre, certaines payant le simple fait d'avoir défendu leur vie par une peine de prison à perpétuité; pour les survivants et survivantes de tous les âges, genres et orientations sexuelles qui apprennent à admettre que la violence que nous avons subie s'inscrit dans une injustice sociale plus profonde, qui dépasse les tracas de la vie quotidienne.

Peut-être que ton père et ta famille liront ces lignes et seront blessés que je déballe notre «linge sale» en public, ou se diront que j'exagère, voire que je mens. Je veux qu'ils sachent que je les aime et qu'ils me manquent beaucoup.

Je ne fais que raconter ce que j'ai vécu. J'ai fait ce que j'avais à faire pour rester en vie et t'élever. Nous sommes tous victimes d'une société qui perpétue la maltraitance et laisse des familles pourrir de l'intérieur en nous poussant à nous sentir honteux de nos défaillances plutôt que d'aborder ouvertement nos conflits en cherchant de l'aide quand nous en avons le plus besoin.

Mon petit homme, voilà comment nous avons quitté la seule famille que tu connaissais, voilà comment nous avons abandonné le sable chaud où tu batifolais pieds nus pour le béton des tours géantes qui se découpent dans le ciel.

J'ai envie de te dire que ça n'a jamais été mon projet, mais que j'ai choisi ma voie. J'ai choisi de survivre. Je t'ai choisi, toi.

Ce blogue, publié sur le HuffPost américain, a été traduit par Valeriya Macogon pour Fast ForWord.

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