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La littérature jeunesse à la sauce TD

Jusqu'où permettra-t-on à des entreprises de pénétrer l'espace scolaire?
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Getty Images/iStockphoto

Jean-François Nadeau, chroniqueur au Devoir, nous informait récemment que la Banque TD récidive et produira, cette année encore, un livre destiné aux enfants de première année. Sous couvert de promotion de la lecture et de lutte à l'analphabétisme, on en profitera pour débiter un contenu nettement orienté sur le plan idéologique (promotion du 150e anniversaire du Canada) et pour mettre de l'avant le logo de la Banque TD.

L'an dernier, devant pareil épisode cousu de fil blanc où une banque réussit à «infiltrer» tout le réseau scolaire canadien en fournissant ce qui fait cruellement défaut dans nos écoles (les livres), nous nous étions, comme commissaires indépendants, montrés outrés que les mailles du filet scolaire soient à ce point larges qu'elles puissent permettre à pareilles insipidités de circuler. Si la Banque TD croit à l'importance du livre, qu'elle investisse massivement dans les maisons d'édition québécoises qui pullulent de talents, qu'elle finance les artistes qui produisent ces œuvres, qu'elle paie son lot d'impôt à l'État pour qu'il ait les moyens de garnir nos bibliothèques scolaires... Les moyens de favoriser la circulation du livre sont légion; les besoins sont immenses. La dernière chose qu'il nous faut, c'est bien un outil de propagande à peine déguisé : propagande politique et propagande marchande.

Le moment était idéal pour faire état de nos inquiétudes : jusqu'où permettra-t-on à des entreprises de pénétrer l'espace scolaire?

Or l'an dernier, à notre réaction outrée, nous avions obtenu un semblant de réponse rassurante : la Commission scolaire de Montréal (CSDM) en était à réviser sa Politique sur la commandite, la publicité et autres formes de communication-sollicitation. Le moment était idéal pour faire état de nos inquiétudes : jusqu'où permettra-t-on à des entreprises de pénétrer l'espace scolaire? Que ferons-nous des crayons Desjardins et des livres TD? Se laissera-t-on envahir par ces publicités déguisées ou aurons-nous les moyens de contrer ces façons contournées dont les entreprises usent pour entrer dans nos maisons, dans nos écoles, pour se glisser dans les mains de nos enfants et jusque dans leur lit, à l'heure sacrée où les parents lisent l'histoire du soir?

lecturetd.com

Dans sa Politique sur la commandite, la CSDM visait entre autres à fournir aux directions d'établissement, qui ultimement doivent décider si une publicité entrera ou n'entrera pas dans l'école, des balises pour réfléchir aux cas de figure qui se présentent à eux. On leur rappelait, par exemple, que :

«Toute forme de publicité à des fins partisanes ou idéologiques (ou tout message qui défend une cause de façon partisane ou idéologique) et qui va à l'encontre de la mission et des valeurs de la CSDM (ou de l'école) est interdite.»

Dans le cas qui nous occupe, la Banque TD véhicule assurément un propos dont la teneur idéologique est fortement marquée. Est-elle incompatible avec la mission et les valeurs de la CSDM? Nous pourrions le croire dans la mesure où, jusqu'à preuve du contraire, l'école n'a pas pour mission de favoriser le développement du patriotisme canadien, mais bien d'enseigner, de manière objective, l'histoire (celle du Canada comme celle du Québec).

Par ailleurs, n'ayant pas été pleinement rassurés par les balises qu'on nous avait fournies au moment de l'adoption du document, nous avions insisté pour que soit inséré le passage suivant (souligné) qui, nous disait-on, permettrait d'empêcher que des publicités déguisées (sous forme de crayons, d'effaces, de livres...) n'entrent dans nos établissements :

«Le don permet à un donateur d'offrir à un établissement de la CSDM de l'argent,

un service ou un bien meuble. Le don n'est rattaché à aucune condition, visibilité de nature purement promotionnelle, ou contrepartie de la part de l'établissement et ne peut faire l'objet d'un reçu aux fins d'impôt.»

La Banque TD produit assurément un ouvrage de nature purement promotionnelle. Si elle a soudain à cœur l'importance de la lecture en bas âge, c'est surtout parce qu'elle sait que le fascicule qu'elle produit sera ramené à la maison et remis entre les mains des parents qui pourront avoir une dernière pensée pour la Banque TD au moment de mettre leurs enfants au lit.

Alertés par la récente chronique de Jean-François Nadeau et inquiets à l'idée que la Banque TD puisse à nouveau, malgré l'adoption de cette Politique sur la commandite, entrer dans nos écoles par la grande porte, nous avons interpellé la CSDM pour demander si, par mégarde, certains livres n'étaient pas néanmoins parvenus à destination. Et consternation : OUI! Et pas par mégarde : de manière volontaire, consentie, réfléchie et autorisée. Et pas au compte-gouttes : largement, universellement, dans toutes les écoles et à tous les élèves de 1re année!

En effet, la CSDM considère que ces ouvrages ne contreviennent en aucun cas à la politique adoptée, que leur contenu est pertinent et qu'il mérite d'être diffusé avec une lettre portant le logo de l'école et rappelant aux parents l'importance de la lecture en famille pour favoriser la réussite scolaire. On nous précise qu'«aucun avantage de quelque type que ce soit n'est accordé au fournisseur» et que «le cas serait différent si le contenu était par exemple à caractère haineux ou religieux».

Certes, nous voici en zone grise, précisément là où l'industrie a tout intérêt à aller jouer : le contenu n'est ni haineux ni religieux, mais il est tendancieux à souhait! L'objectif premier de cet ouvrage n'est pas de créer une œuvre de fiction, de faire rêver ou réfléchir les enfants, mais bien de leur inculquer un sentiment de fierté nationale. Où trace-t-on la limite? Si on nous avait présenté un livre vantant les bienfaits du capitalisme (ou du communisme), on n'aurait pas non plus été face à un discours haineux ou religieux, mais on n'en aurait pas moins été devant un propos où le prosélytisme l'emporte sur l'intention artistique.

Par ailleurs, aucun avantage immédiat n'est accordé au fournisseur, mais nous lui fournissons néanmoins une occasion en or de pénétrer tous nos domiciles, de se faire connaître auprès de toutes les familles du Québec (et du Canada : le projet est pancanadien), de se créer une image de marque liée à un objet noble (le livre) et de faire circuler des contenus auquel il croit. Nous serions vraiment dupes de penser que l'entreprise ne va pas tenter d'exploiter au maximum ce filon : le monde des affaires ne nous proposera pas des affiches grand format à épingler dans nos écoles pour vanter ses produits! Ce serait trop gros! Il va plutôt tenter de passer, pour se faire voir, par le don d'objets qui ont un lien plus ou moins étroit avec l'école, mais qui assurément ont pour fonction première non pas de soutenir la réussite scolaire de l'élève, mais bien de mousser les ventes.

Que la plus grosse commission scolaire du Québec tombe ainsi dans le panneau nous sidère. C'est dans un état de consternation et d'impuissance que nous assistons à ce qui semble désormais inévitable : le déploiement à grande échelle d'une nouvelle branche de la littérature jeunesse axée sur des contenus idéologiquement marqués, faible à souhait sur le plan de l'écriture, financée par l'entreprise privée et soutenue par des institutions scolaires qui, faute de moyens décents pour accomplir leur mission, se contentent des succédanés qu'on peut leur fournir gratuitement.

Ce texte est cosigné par Jean-Denis Dufort et Jean-François Gosselin.

Avril 2018

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