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La monnaie entre technologie et confiance à l'ère digitale

L'ère digitale de la monnaie signifiera la disparition de la monnaie telle que fabriquée, diffusée et gérée par les organes et institutions qui avaient accompagné la naissance des monnaies modernes: essentiellement les banques.
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La monnaie, un complément? Un outil pour faire la soudure? Si la monnaie ne vaut, pour solder les comptes, que si elle recueille confiance et croyance, pourquoi et comment peut-elle émerger et par quel miracle a-t-elle pris pareille importance dans les sociétés modernes par opposition à la compensation directe des dettes et des créances? Pourquoi n'est-elle pas restée au niveau de ce complément qu'on a évoqué? Pourquoi s'est-elle systématiquement imposée, pour chaque transaction ou à peu près, quelle qu'en soit la taille ou la nature? Une même monnaie couvrant les besoins en cash pour les pourboires dans les cafés et l'apurement des journées du high-speed trading! À cette question, il faut ajouter: quelles contraintes technologiques ou sociétales ont conduit à cette situation où des opérateurs spécialisés se sont attribués et la fabrication de la monnaie et sa circulation?

La monnaie entre apogée et révolution

La réponse tient en ce qu'elle a évolué partant d'un socle novateur au XVIIe siècle, sous la forme du billet de banque, et devenir un moyen remarquable pour oublier le temps et l'espace, une technique absolue, universelle, intemporelle et, pour le mieux, impersonnelle. La monnaie moderne, en quelques périodes qu'on l'utilisera, emportera l'abstraction de l'échange, sa désincarnation ou, plus justement, sa déréalisation.

Les monnaies telles qu'elles ont été améliorées et raffinées pendant des siècles, passant par le billet de banque puis par la monnaie scripturale, passant par l'émission privée pour en venir à l'émission souveraine, ont réussi à abolir temps et distance dans les transactions en rendant le paiement, c'est-à-dire la compensation des dettes et des créances, simultané aux transactions, instantané en tant qu'extinction du rapport débiteur-créancier. L'idéal de la conception classique de la monnaie soit: à chaque transaction son paiement, n'aura été atteint qu'avec la naissance de la monnaie scripturale. En équivalent financier: la cotation continue l'a emporté sur la cotation périodique. La monnaie est devenu la base de la pyramide des moyens de paiement c'est-à-dire des techniques de compensation des dettes et des créances quand auparavant elle en était le sommet: le dernier moyen de paiement requérable après tous les autres.

Faux concept, celui de réalité de la monnaie s'est longtemps protégé en se cachant derrière un autre faux concept, celui de monnaie souveraine. Avec l'avènement de la monnaie scripturale, il est devenu rapidement difficile de penser la monnaie comme une chose même si la plupart des agents de l'économie ont toujours eu du mal à penser cette monnaie pour ce qu'elle est: un rapport de créancier à débiteur. Cette difficulté de penser a ouvert la voie à cette conception de la monnaie comme une émanation du souverain via sa «Banque Centrale»: la monnaie n'était pas tangible mais placée sous l'autorité de la Banque centrale, comme au bon vieux temps de la monnaie-or émise sous l'autorité des souverains lydiens, et recouvrait une réalité monétaire "au-delà de la dématérialisation".

Il est vrai que le souverain conférant à sa monnaie de pouvoir exercer ses vertus compensatoires sur son espace de pouvoir a ainsi aboli les distances entre commerçants. Un habitant de Saint-Pierre-et-Miquelon ne doute pas qu'un paiement en chèque tiré sur une banque française au profit d'un Parisien soit crédible. Le parisien ne doutera pas que ce chèque est recouvrable comme, banalement tout billet de banque émis par la banque centrale. Plus tard, les unions économiques et monétaires ont aboli la contrainte de l'espace national du pouvoir pour le remplacer par un espace plus large et ainsi de suite. Pour autant, la monnaie doit dans l'esprit de ses utilisateurs être rattachée. À l'Etat, à la Banque Centrale, à une quelconque autorité de ce genre, mais surtout pas abandonnée.

L'ère digitale contre la monnaie «classique»

Les technologies nouvelles issues de la combinaison de l'internet et des capacités de calcul des ordinateurs provoquent une formidable mutation des technologies de l'information, de son authentification et de son traitement. Elles portent l'annonce que le couple confiance-croyance va évoluer dans une autre dimension faisant revenir la monnaie à ce qu'elle est essentiellement, un moyen complémentaire dans le déroulement d'une relation entre créancier et débiteur.

La «révolution digitale» autorise maintenant la compensation des dettes et des créances en toute simultanéité et instantanéité, sans recourir à la monnaie, si ce n'est, en dernier ressort, comme complément véritable. De fait, la capacité de calcul des grands ordinateurs doit, dans peu de temps, leur permettre de tenir à jour, instantanément l'état des dettes et des créances des différents agents de l'économie et, partant de procéder à leur compensation en continu. C'est donc une monnaie «digitale» qui se profile et qui va renverser la conception de la monnaie telle qu'elle émergea avec l'apparition du billet de banque au XVIIe siècle. Cette monnaie digitale comportera une double caractéristique: elle sera peer-to-peer et elle sera universelle.

À cette vision «digitale» on pourrait objecter qu'il est très présomptueux de présumer que sont homogènes l'ensemble des échéances de l'ensemble des dettes et des créances de l'ensemble des agents dans le monde et que, par ailleurs, il est illusoire de penser que la diversité des systèmes monétaires et des devises puisse être abolie d'un coup de baguette «digitale» grâce aux grands ordinateurs et à la mise en place d'un Big Data monétaire. Cette objection est bien fondée si on suit la conception traditionnelle de la monnaie. Et il est intéressant de relever que loin d'imaginer une révolution monétaire les «inventeurs» des monnaies digitales s'ingénient à réinventer l'or.

C'est ainsi, qu'après qu'on a assisté à la désincarnation de la monnaie, l'ère digitale se manifeste par l'apparition de «monnaies digitales» dont le bitcoin fait partie. Elle présente par rapport aux vieilles monnaies une différence de taille: il faut les considérer non pas comme d'abord et avant tout des moyens de solder les transactions mais comme des techniques de pricing au sens transactionnel du terme c'est-à-dire d'universalisation des valorisations, par opposition aux particularismes locaux ou techniques découlant des caractéristiques sociétales et technologiques de la monnaie. Ils autorisent la compensation des dettes et des créances, indépendamment des devises, des zones monétaires, et des souverainetés.

L'ère digitale de la monnaie signifiera la disparition de la monnaie telle que fabriquée, diffusée et gérée par les organes et institutions qui avaient accompagné la naissance des monnaies modernes: essentiellement les banques. L'émission monétaire quitterait cet univers pour celui de la masse des agents économiques individuellement. L'émission de publique deviendrait privée.

Simple changement ou révolution économique? C'est dans la réalité toute l'économie bancaire et financière qui serait secouée. L'essentiel des revenus des banques leur vient de leur haute main sur la circulation de l'argent c'est-à-dire la compensation des dettes et des créances. Plus complet et total est ce contrôle, plus les banques en tirent la capacité de prêter, sans contrainte, sans frein. L'ère digitale augmenterait fortement ce qu'on nomme «les fuites» dans le système bancaire et poserait une entrave à leur liberté de création monétaire, mettant en cause par voie de conséquence l'existence des banques qui ne parviendraient pas à s'adapter à ce gigantesque choc, bien plus lourd que les mesures prises pour les contraindre à renforcer leurs capitaux propres et, ce faisant, limiter leur capacité de création monétaire.

L'ère digitale, décidément, risque de bouleverser toutes les conceptions qui gravitent autour de la monnaie.

Pascal Ordonneau, Le retour de l'Empire Allemand ou le Modèle Imaginaire, chez JFE éditions.

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