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La philosophie n'est pas une marque de café soluble

Pourquoi l'intégration de la formation générale commune dans les profils de formation est une voie (très) peu avisée à emprunter?
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Cher Georges Leroux,

Le 23 novembre dernier, ActualitésUQAM publiait un article de Claude Gauvreau sur l'enseignement de la philosophie au collège, «La philo: une école de liberté», où vous étiez interviewé.

Dans cet article, Claude Gauvreau présente sommairement les enjeux qui entourent le questionnement sur l'enseignement de la philosophie au collège, et plus généralement de la formation générale commune, suite à la publication du Rapport sur l'offre de formation collégiale, présidé par Guy Demers, rapport que vous qualifiez vous-même de néolibéral.

Dans ce même article, vous affirmez que les devis ministériels des cours de philo seraient trop contraignants : «Les enseignants sont obligés de donner les trois mêmes cours de philo à tous, des cours assujettis à des devis ministériels qui limitent leur marge de manoeuvre et de liberté».

Or, suite au dépôt du rapport Demers, le Comité des enseignants et enseignantes en philosophie (CEEP), instance-relais entre le ministère de l'Education et les départements de philosophie des cégeps, a mené une enquête auprès de ces départements, leur demandant notamment si les professeurs souhaitaient une ouverture de leurs devis. La réponse, massivement, a été négative.

Nous nous demandons donc d'où sortirait le besoin ou le désir de délaisser les devis actuels du ministère de l'Education et ce qui justifierait de proposer un plus grand arrimage de notre enseignement aux programmes spécifiques.

Après avoir postulé qu'il faut rouvrir les devis, vous faites valoir qu'il faudrait diversifier l'offre de cours en l'adaptant aux différents programmes. Vous défendez cette idée depuis un certain temps déjà. En effet, dans un article publié dans Le Devoir le 15 novembre 2003, alors que le Ministre Reid envisageait carrément la suppression des cégeps, vous souteniez : « Il convient en effet de renouveler notre approche de l'universalité de cet enseignement, actuellement proposé comme le même pour tous: pourquoi ne pas le diversifier selon les profils de formation ?»

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Ce raisonnement nous semble procéder d'une méconnaissance de la structure des cégeps, à la fois en ce qui concerne ce qui se fait actuellement dans l'enseignement de la philosophie, et ce que serait la situation advenant l'«ouverture» des devis et l'adaptation des cours aux programmes que vous préconisez.

En effet, l'enseignement de la philo au collège est encadré par des devis ministériels (ceci n'est pas anormal : l'éducation n'est-elle pas une responsabilité de l'Etat ? sinon, de qui ?). Ce qui veut dire que les directions et les conseils d'administration des cégeps ne peuvent créer ou modifier comme ils l'entendent des cours dans ce domaine. Rouvrir les devis est justement une demande, depuis au moins 1993, à la fois de la Fédération des cégeps et des acteurs du milieu économique : une telle souplesse, une telle «ouverture», permettrait enfin d'aligner la philo, la littérature, la formation générale, sur les besoins (locaux ou globaux) du marché.

C'est aussi une proposition centrale du rapport Demers ; et c'est de là que provient la principale menace: des exigences que feront peser sur nous l'industrie et la technico-économie dès la minute où nous rouvrirons les devis, et non pas des devis ministériels. Pour le moment, les profs de philo peuvent toujours, en général, enseigner les contenus qu'ils jugent, conformément à leur statut d'expert de leur discipline et à partir de leur expérience de l'enseignement, nécessaires aux étudiants.

La situation qui prévaut actuellement, si elle n'est pas parfaite, est celle où les contraintes administratives (même si elles sont en augmentation vertigineuse) n'ont pas encore réussi à atteindre le cœur du rapport

pédagogique, comme en témoigne la variété des pratiques au niveau individuel, mais aussi au niveau des départements de philosophie du collégial.

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Une éventuelle diversification de l'offre de cours « selon les profils de formation » spécifique ne se ferait pas à partir de l'autonomie collégiale des départements de philosophie mais bien à partir des programmes spécifiques. Or, ces programmes sont structurés, via les compétences et les profils de sortie, par les besoins de la «société», soit essentiellement, si l'on se fie notamment au rapport Demers, ceux de l'économie et des «principes néolibéraux qui ont cours actuellement : rentabilité, performance, nouvelles technologies», ainsi que vous le souligniez en 2003. En pratique, cela signifie que les cours de philo dispensés dans les programmes seront certes plus variés, mais que les profs auront à rendre des comptes aux comités de programmes de formation spécifique, qui sont institutionnellement responsables de la gestion du programme et de la réalisation du profil de sortie. Cette reddition de compte se fera sur la base non pas des nécessités et des paramètres propres à notre champ de connaissance, mais sur celle des compétences exigées par le profil de sortie, soit bel et bien inspirée par les «principes néolibéraux» que, à juste titre, vous redoutez. Advenant de nouveaux devis de ce genre (nationaux ou locaux ?), on demandera bien aux profs de monter des nouveaux cours et aux départements de philo de faire des propositions en ce sens, mais cette demande émanera des directions et des administrations et sera soumise aux exigences des programmes.

Bref, plutôt qu'être encadrés par des devis ministériels qui sont à la fois généreux, protecteurs, et philosophiquement fondés, nous serons gérés de près par des programmes arrimés au marché et des directions branchées sur les diktats de l'économie du savoir. Si l'on ajoute à cela que depuis 2004-5, les cégeps sont considérés comme étant en concurrence les uns avec les autres, on comprend que ce qui se profile, bien loin de donner plus de liberté aux profs comme vous le souhaitez, conduira en réalité à une perte presque totale à la fois de notre liberté académique et de notre liberté pédagogique, deux notions qui du reste ont été remises en cause par la partie patronale dans le cadre des négociations actuelles du secteur public.

Nous serons ainsi réduits au rôle de simples opérateurs...

Vous faites aussi l'apologie du team teaching. Et en effet, le team teaching est une chose tout à fait admirable et enrichissante, tant pour les profs que pour les étudiants, ainsi que pour les institutions d'ailleurs. On peut rêver de travailler main dans la main avec un professeur en diététique pour monter un cours de philosophie de l'art culinaire (quel bonheur !), la pensée théorique s'enrichissant du volet pratique et inversement... mais la réalité est autre, comme en témoignent les offres de service auxquelles sont astreintes déjà les disciplines des sciences sociales et humaines : le team teaching, dans ce contexte, se réduit à se rendre aux besoins des programmes spécifiques et à devoir périodiquement faire la démonstration que les cours offerts permettent bel et bien d'atteindre les compétences déterminées par le programme concerné. Sous le terme de team teaching se cache une réalité administrative qui, au cégep, n'a rien de réjouissant.

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Il ne faudrait pas oublier de poser, en plus du souci du bien des profs qui, eux, sont et restent dans l'institution, la question relative au bien des étudiants. Or, actuellement, comme nous l'avons du reste démontré lors d'un colloque auquel vous avez assisté, « Cégep Inc., la destruction programmée de la culture », qui s'est tenu en septembre dernier à la Grande Biliothèque et qui a réuni notamment des professeurs comme Guy Rocher, Gilles Gagné, Gilles Labelle, Yvon Rivard, des personnalités du milieu culturel telles que Micheline Lanctôt et Bernard Emond, et des professeurs de cégep, ce dont les étudiants ont besoin, ce n'est certainement pas de voir fragmenté en compétences arrimées à l'emploi le peu de culture qu'ils reçoivent.

Mais peut-être savez-vous des choses que nous ignorons? Que le démantèlement de la formation générale commune est déjà décidé, ou peut-être prenez-vous au sérieux la menace du modèle des humanities brandie l'an dernier par le ministère de l'Education?

Chose certaine, vos propositions prendront place dans des structures administratives et institutionnelles qu'on ne peut tout simplement pas nier et qui vont tout simplement les détourner de leur sens. Le cas s'est

déjà présenté : pensons simplement à la réforme des curriculums de M. Paul Inchauspé et à ce qu'elle est devenue... «Ce que je n'avais pas prévu, dit-il notamment dans Pour l'école (Liber, 2007), c'est que, dans le champ de la pratique pédagogique désormais ouvert, essaieraient de s'installer à grands bruits, au son des buccins et des trompettes, les promoteurs des nouvelles pédagogies.»

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Le statu quo, nous dit-on partout, est indéfendable. Il faudrait à tout prix changer. Pourquoi? on ne le sait toujours pas... évoquer les changements incessants de «la société», de «l'économie» n'est pas une explication, encore moins une démonstration. Il s'agit tout au plus de l'affirmation d'une volonté politique qui a valeur de symptôme.

Une chose nous paraît en tout cas assurée : c'est qu'on nous ment lorsque l'on affirme que la formation générale commune nuit à la formation technique. On nous ment, lorsqu'on pousse l'odieux jusqu'à affirmer que compétence technique d'un côté et capacité réflexive, culture de l'autre, s'excluent mutuellement, ainsi que l'a suggéré il y a peu M. Victor Dodig, président de la banque CIBC, en affirmant qu'il faut insister sur les compétences prisées par l'industrie et éviter de suréduquer (!) les étudiants.

En somme, d'une part, la nécessité de rouvrir les devis n'a pas été montrée. D'autre part, si le statu quo apparaît si indésirable, pourquoi la périlleuse diversification selon les programmes serait-elle la seule avenue à emprunter ? Dans une société qui n'offre aux jeunes que la productivité comme rêve et comme avenir, le salariat et la dépendance comme réalisation de soi et qui leur présente comme modèle de devenir des « entrepreneurs d'eux-mêmes », ne faut-il pas justement envisager d'augmenter le ratio des disciplines qui puissent les amener à se questionner sur le sens de la vie, de la société, de l'économie ? Qui sait sinon quel ressentiment accumulé risque d'exploser dans 10, 15, 25 ans ?

Ne pourrait-on pas envisager une formation générale bonifiée ? Par l'ajout d'un cours de philosophie des sciences pour tous par exemple, comme le proposait récemment Normand Baillargeon ? Ne faut-il pas envisager sérieusement de rétablir les disciplines qui enseignent à utiliser son plein potentiel cérébral la capacité d'abstraction et l'aptitude à exprimer symboliquement son rapport au monde ? Militer aussi pour le retour des mathématiques non appliquées, d'un enseignement de la physique qui soit aussi tourné vers la contemplation et la compréhension de l'univers où nous sommes ? Exiger que soit maintenue et augmentée la part dédiée à un enseignement tourné vers le plaisir de la connaissance pour elle-même, base incontournable du reste de l'innovation dont on nous rebat constamment les oreilles ?

On parle sans cesse des besoins de la société. Comme profs, nous souhaitons que l'on pense l'éducation en fonction des besoins des étudiants et, notamment, de leurs besoins humains, le besoin d'humanitude et de culture, c'est-à-dire aussi le besoin de se comprendre dans la société dans laquelle on veut à toute force les intégrer, au sein de cette dimension politique dont vous faites, justement, votre cheval de bataille, à se comprendre comme aussi le produit d'une histoire et d'une économie, précisément, à se comprendre dans un espace et dans un temps spécifiques, ce que nos étudiants ont de plus en plus de difficulté à faire. En ce sens, les jeunes n'ont pas besoin de davantage de cours spécifiques au programme, au contraire.

Recevez, cher Georges Leroux, l'expression de notre sincère respect.

Hugues Bonenfant, Amélie Hébert, Éric Martin, Sébastien Mussi, Annie Thériault

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