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Laissons vivre les mots, n’effaçons pas l’histoire!

À mon avis, jamais un mot ne devrait être banni de notre vocabulaire et, de surcroît, absolument pas dans un contexte d’enseignement.
Campus de l'Université d'Ottawa
La Presse canadienne/Adrian Wyld
Campus de l'Université d'Ottawa

Depuis quelques jours, un incident survenu à l’Université d’Ottawa fait les manchettes partout au Canada et particulièrement au Québec, seule juridiction francophone de la fédération.

Il est reproché à une professeure de cette université d’avoir utilisé le mot «nègre» dans un cours, ce qui aurait offusqué quelques étudiants estimant qu’elle n’aurait jamais dû employer le mot en question.

En tant que Noir et professeur à l’université, cette histoire m’interpelle personnellement. Elle suscite d’ailleurs beaucoup de débats dans les communautés noires au Québec, comme dans la société de façon générale.

Parmi les Québécoises et Québécois afrodescendants, on retrouve les deux courants: ceux qui s’opposent systématiquement à l’utilisation de ce mot parce que «trop violent» et d’autres, comme moi, qui estiment que son utilisation dans un contexte précis n’est pas problématique.

À mon avis, jamais un mot ne devrait être banni de notre vocabulaire et, de surcroît, absolument pas dans un contexte d’enseignement. En fait, les mots ne heurtent que lorsque la personne qui les emploie a de mauvaises intentions, ce qui n’est pas le cas lorsque «nègre» est utilisé dans une perspective historique ou pour sensibiliser notre interlocuteur à un phénomène actuel qui s’apparente à des faits vécus dans le passé. J’ai en tête, par exemple, l’exploitation des migrants dans certains pays, que l’on compare souvent à l’«esclavage des temps modernes».

Je reconnais néanmoins que même sans intention malsaine, des personnes peuvent mal réagir à l’utilisation de certains mots, dont celui qui a provoqué cette situation à l’Université d’Ottawa qu’on peut désormais qualifier de «scandale». Dans ce contexte, pourquoi ne pas avoir entamé un dialogue avec l’enseignante afin de trouver des solutions, plutôt que de déposer d’emblée une plainte auprès de l’Université, donnant de ce fait à l’histoire les proportions que l’on connaît? Suspendre temporairement la professeure pour la simple utilisation d’un mot dans un contexte académique a donc été un geste extrême dans les circonstances, et cela a peut-être justifié tout ce qui a suivi de la part des étudiants, des enseignants et des personnalités publiques.

En clair, la liberté académique et ce que représente cette institution qu’est l’université m’amènent à dire qu’on devrait pouvoir y débattre de tous les sujets et y utiliser tous les mots, sans aucune censure. Faire les choses autrement constituerait une dérive contraire au rôle que l’université joue dans nos sociétés, soit celui d’un lieu permettant de construire l’esprit critique.

Au-delà de l’utilisation d’un mot, je crois personnellement que cet incident est le symptôme d’un problème plus profond: celui de la perception persistante que la société néglige les appels à l’aide de plusieurs concitoyens qui disent vivre du racisme et de la discrimination.

Je vis au Québec depuis 20 ans et je peux témoigner de l’accueil qui m’a été réservé. Des milliers de Québécois venus d’ailleurs ont la même reconnaissance parce qu’on a trouvé ici un coin pour vivre en sécurité, travailler et s’épanouir. C’est cette gratitude qui m’a amené à écrire, en 2018, le livre Comment tomber en amour avec son nouveau pays? Dix-sept ans de vie commune avec le Québec.

Malheureusement, beaucoup de nos concitoyens ne participent pas encore à la hauteur de leurs talents et de leurs aspirations. Nous reconnaissons donc que comme ailleurs dans le monde, le Québec a des efforts à faire pour mieux intégrer ces nouveaux citoyens.

“Tant et aussi longtemps qu’un groupe se sentira discriminé ou exclu, ses membres auront tendance à se méfier de tout, même lorsque le geste posé ne devrait pas être jugé répréhensible.”

Après plusieurs années de débat, je crois sincèrement que le temps est venu de tourner la page et de s’attaquer concrètement au racisme et à la discrimination sous toutes leurs formes, et cela n’est possible que si tous les partis politiques mettent de côté la partisanerie.

Je crois fondamentalement qu’une société où chacun apporte sa contribution à la construction de l’édifice commun et dans laquelle on lutte contre les inégalités diminue véritablement les possibles tensions entre différents groupes. Tant et aussi longtemps qu’un groupe se sentira discriminé ou exclu, ses membres auront tendance à se méfier de tout, même lorsque le geste posé ne devrait pas être jugé répréhensible.

Le peuple québécois n’aime pas les affrontements, et ce qui s’est passé à l’Université d’Ottawa – et qui a des répercussions au Québec – ne doit pas être un prétexte pour se diviser. L’enjeu n’est pas de déterminer quel camp va gagner; il s’agit plutôt de travailler ensemble pour que chacun puisse s’épanouir en respectant le droit des uns d’utiliser des mots et le droit des autres de s’offusquer de leur utilisation, sans qu’on en arrive à bâillonner qui que ce soit.

Je nourris l’espoir que cette controverse nous aura permis de nous attaquer à certains des maux de notre société qui touchent particulièrement les Afrodescendants et les Autochtones, c’est-à-dire le racisme et la discrimination.

Comme je l’ai fait sur d’autres tribunes, j’appelle les partis politiques à travailler ensemble pour se mettre en action dès maintenant. Passer encore des mois à débattre sur les mots serait non seulement une erreur, mais aussi une façon de dire à ceux qui vivent ces situations qu’ils ne sont pas des citoyens à part entière.

C’est un défi collectif que nous devons et pouvons relever avec brio.

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