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«Le tigre bleu de l'Euphrate»: Emmanuel le Grand

Il s'agit là d'un spectacle d'exception.
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Yanick Macdonald

Un décor de murs de béton disant l'enfermement d'un tombeau et parfois de la vie elle-même, un lit au milieu de la scène évoquant le catafalque, un éclairage diffus et Emmanuel Schwartz. C'est tout ce dont on a besoin sur la scène du Quat'Sous pour pénétrer l'univers d'Alexandre le Grand grâce au magnifique texte de Laurent Gaudé mis en scène par Denis Marleau.

Il s'agit là d'un spectacle d'exception : pendant une heure trente, devant des spectateurs fascinés, Emmanuel Schwartz va réussir à nous présenter les différentes facettes de cet homme complexe mort à 32 ans en 323 avant Jésus-Christ après avoir conquis et unifié un immense territoire qui se rendait jusqu'aux portes de l'Inde. Maîtrisant parfaitement le texte riche et ample de Laurent Gaudé, le comédien en extirpe le rythme et la poésie, transfiguré dans ce rôle qui lui va comme un gant.

La mise en scène de Denis Marleau, qui a déjà dirigé le comédien dans l'excellent Misanthrope de Molière présenté au TNM la saison dernière, fait en sorte qu'Emmanuel Schwartz devient le vecteur du discours. Tous ses gestes ont une signification, toutes ses poses se justifient, toutes les expressions de son visage trouvent un écho dans ses paroles et la proximité de la salle du Quat'Sous se révèle infiniment précieuse lors d'une performance comme celle-là. Le public est happé par ce que le comédien dit et par ce qu'il fait.

La voix d'Emmanuel Schwartz est envoutante et veloutée, mais alors qu'il crie, vocifère, murmure, module, caresse, séduit et nous intimide aussi parfois, il nous rappelle d'une irrésistible et prenante façon que bien raconter c'est l'art de tenir son auditoire dans le creux de sa main.

Aristote, le précepteur d'Alexandre le Grand, le plus savant des hommes, lui avait fait apprendre par cœur de grands passages de l'Iliade qui est, rappelons-le, une histoire formidable. Et d'abord et avant tout, la pièce met en exergue le pouvoir du verbe. La voix d'Emmanuel Schwartz est envoutante et veloutée, mais alors qu'il crie, vocifère, murmure, module, caresse, séduit et nous intimide aussi parfois, il nous rappelle d'une irrésistible et prenante façon que bien raconter c'est l'art de tenir son auditoire dans le creux de sa main. Et le pouvoir d'évocation est inouï en particulier lorsqu'Alexandre raconte sa rivalité avec Darius, le roi des Perses, le premier qui lui a donnée la gloire alors que les victoires remportées donnent le coup d'envoi à une série de spectaculaires conquêtes. Mais pour Alexandre, les territoires conquis devaient aussi conserver un souvenir tangible de son passage : phare et bibliothèque d'Alexandrie, palais, réfection de monuments et de temples détruits, efforts considérables pour rallier et intégrer les cultures d'Orient à celles de l'Occident sans velléité de les annihiler. Je crois bien que les Romains retiennent cette leçon lorsqu'ils édifient leur Empire un peu plus tard.

Mais ce type de conquête ne se fait pas dans la délicatesse. Alexandre réfléchit sur les massacres, sur les batailles qui font tant de victimes, sur la sauvagerie inhérente au combat. Et il ne peut s'empêcher de voir l'absurdité de tout cela, lui qui est responsable de la mort de centaines de milliers de gens. Cherchant peut-être une consolation ou une justification, ce grand garçon privé d'enfance la trouve dans ses visions de ce tigre bleu de l'Euphrate, animal métaphorique qui incarne peut-être les fleuves de l'Irak, le Tigre et l'Euphrate, ces frontières qu'il faut dépasser pour se rendre à ce qu'il croit être le bout du monde. Afin de laisser une marque qui ne sera jamais oubliée.

La mort est au bout de la route, la vie tout entière est une marche vers cette fin. On peut vaincre la mort en laissant aux générations futures un exemple, des actions d'éclat, de la musique, un poème. Alexandre le Grand a choisi d'être un guerrier victorieux contre la nuit avec une force et une beauté graves. Il explora les sphères les plus âpres et les plus spectaculaires de l'expérience humaine. Il devint immortel et il mourut.

Le tigre bleu de l'Euphrate : Une production du Théâtre Ubu en collaboration avec le Théâtre de Quat'Sous, au Quat'Sous jusqu'au 26 mai 2018.

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