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Un cartel de l'asphalte s'est constitué en 2000, selon Gilles Théberge

L'entrepreneur Gilles Théberge devant la commission
Capture d'écran

Les présidents de Sintra, DJL, Simard-Beaudry et Beaver Asphalte se sont entendus en 2000 pour constituer un cartel de producteurs d'asphalte, affirme un ancien directeur de Sintra, Gilles Théberge. Le cartel a convenu des volumes d'asphalte que chacun devait produire et des prix planchers sur les différents produits qui seraient offerts aux entrepreneurs de Montréal et de la Rive-Sud avec, à la clé, des marges de profits de 30 %.

Un texte de François Messier

Gilles Théberge a dit à la commission Charbonneau que les quatre hommes qui ont conclu cette entente, lors d'une réunion, sont Daniel Ducroix de Sintra, Jean-Paul Dupré de DJL, Tony Accurso et Pierre-André Matton de Simard-Beaudry, et Joseph Carolla de Beaver Asphalte. Il a lui-même appris la tenue de cette réunion de M. Ducroix, son patron chez Sintra. Il n'a pu dire cependant qui avait décidé de l'organiser.

« Ils disent : cette usine-là qui appartient à Sintra, on va lui voter 150 000 tonnes. DJL, qui a trois usines sur Montréal, va faire 300 000 ou 350 000 tonnes. [...] Beaver Asphalte, c'est 90 000 ou 100 000 tonnes. Tout le monde sont d'accord avec ça, avec le nombre de tonnes qui est voté. » — Gilles Théberge, au sujet de la rencontre des membres du cartel.

« Ça s'est divisé en deux parties : il y a un groupe qui s'est occupé de Montréal, et il y a un groupe - c'était pratiquement les mêmes personnages -, qui s'est occupé de la Rive-Sud », a précisé Gilles Théberge. Il a soutenu que le Groupe Beauval et Mathers avait participé au stratagème à Montréal et que des ententes avaient été conclues avec Pavages Chenail, Carrière Bernier et P.A. Baillargeon sur la Rive-Sud.

Les interlocuteurs de Gilles Théberge pour le cartel de Montréal : Luc Lachapelle (Beauval), Pierre-André Matton (Simard-Beaudry), Jacques Collin (DJL), Normand Mathers (Carrière Mathers). Pour la Rive-Sud : Claude Ouimet (Carrière Bernier), la fille de M. Baillargeon (P. Baillargeon), Marcel Ouareau (DJL), puis Emmanuel Chenail (Pavages Chenail).

M. Théberge dit avoir été chargé de gérer cette collusion du côté de Sintra, et qu'il rencontrait donc à ce sujet les directeurs des autres firmes impliquées. Il a soutenu que l'affaire était très compliquée et qu'elle l'occupait à temps plein, même si cela s'ajoutait à sa tâche première de directeur divisionnaire.

L'asphalte produit par les membres du cartel, a-t-il précisé, était destiné aux municipalités, notamment à la Ville de Montréal, et à différents entrepreneurs qui, n'ayant pas d'usine d'asphalte, devaient s'approvisionner chez un fournisseur. « Il n'y avait pas de partie qu'on ne touchait pas. On touchait à tout le monde », a-t-il résumé.

Le témoin a évalué que la marge de profit des membres du cartel s'était établie à environ 30 %, comparativement à 4 % à 8 % pour les contrats en libre concurrence. Gilles Théberge a cependant expliqué qu'une certaine collusion, moins organisée, existait néanmoins avant cette rencontre de 2000.

M. Théberge a ajouté plus tard que les membres du cartel vendaient leur asphalte 40$ la tonne lors des projets privés, mais que ce prix était majoré à 50 $ la tonne pour les projets publics des municipalités, une augmentation de 25 %.

Un homme terrifié

Le témoin n'a cependant pas participé longtemps au cartel. Le matin du 15 juin 2000, à 2 h 45, sa voiture de fonction, qui était stationnée dans l'entrée de sa résidence de Lorraine, a explosé. Selon lui, de la dynamite placée sous sa voiture avait été déclenchée à distance.

Gilles Théberge décide aussitôt de quitter son emploi chez Sintra, mais non sans avoir d'abord prévenu Daniel Ducroix « qu'il a été trop loin » dans la collusion dans le domaine de l'asphalte.

Gilles Théberge n'a pu dire qui avait commandité l'attentat. Il dit avoir posé la question à Tony Accurso quelques heures à peine après que sa voiture eut explosé. L'entrepreneur lui a répondu qu'il ne le savait pas.

Le témoin a aussi évoqué que la veille de l'attentat, il avait rencontré Giuseppe Borsellino, de Construction Garnier, à l'occasion de l'inauguration officielle du restaurant L'Onyx de Tony Accurso. L'entrepreneur lui avait demandé d'avoir le champ libre pour un contrat sur le boulevard Saint-Laurent, à Montréal.

M. Théberge a dit plus tard à la commission qu'il n'avait pas voulu faire de lien entre la bombe et cette rencontre, mais admet avoir demandé ultérieurement à M. Borsellino s'il avait mis une bombe dans son auto, ce que l'autre a nié.

Selon Gilles Théberge, les activités du cartel se sont poursuivies après son départ, notamment dans les banlieues sud et nord de Montréal, y compris pour les contrats du ministère des Transports du Québec. Il a dit croire que cela s'était aussi poursuivi en partie à Montréal.

Théberge dit avoir payé pour sa ténacité

M. Théberge a expliqué qu'avant de démissionner, en juillet 2000, il avait rencontré un de ses anciens patrons, qui travaillait alors chez Sintra au New Jersey, afin de voir s'il avait du travail pour lui, mais en vain. Cet homme lui fait alors la remarque qu'il a la réputation d'être « très dur avec les Italiens ».

Il dit ne pas savoir quel sens à donner à ces propos, mais enchaîne son témoignage sur les difficultés qu'avait à l'époque Sintra pour percer le marché des égouts à Montréal, dominé par des entreprises dirigées par des immigrants italiens. Plusieurs, dont Nicolo Milioto de Mivela Construction, l'on appelé pour qu'il se tasse sur des contrats.

Or, il estime que c'est parce qu'il a refusé de se tasser tout le temps qu'on s'en est pris à lui. Il ne doute pas que la bombe était intrinsèquement lié à son travail. Cela explique d'ailleurs pourquoi il s'est assuré que Sintra indemnise tous ses voisins pour les dommages subis lors de l'explosion.

Il note d'ailleurs que 15 jours avec l'explosion de la bombe, les vitres de la maison d'un de ses voisins ont été fracassées. Il dit que c'est M. Milioto lui-même qui lui a dit que c'était un « avertissement », mais les vandales s'étaient trompés de maison. Il n'est pas clair cependant si l'avertissement venait de M. Milioto lui-même.

De la collusion à la fin des années 90 pour divers contrats à Montréal

En fin d'après-midi, Gilles Théberge a expliqué que Sintra avait entrepris de percer le marché montréalais en 1995 ou 1996, après avoir acheté une usine d'asphalte de Demix à Laval. Elle a donc décidé de répondre aux appels d'offres que lançait bon an mal an la Ville pour obtenir de 80 000 à 100 000 tonnes de béton bitumineux.

L'ex-directeur de Sintra se réunissait alors avec des représentants de DJL, Simard-Beaudry et Beauval afin de se répartir les contrats. Les discussions entourant cette collusion se sont répétées jusqu'à ce qu'il quitte l'entreprise, et n'ont échoué qu'à une occasion, selon lui, en 1996 ou en 1998.

Gilles Théberge a d'ailleurs invité la commission à vérifier les prix soumis par les quatre firmes à cette époque : il a assuré qu'ils avaient été nettement inférieurs l'année où aucune entente n'a pu être conclue.

À la même époque, Sintra faisait aussi de la collusion avec des représentants de DJL, Soter et Beaver Asphalte pour se répartir des contrats de planage et de resurfaçage de la Ville.

Les contrats étaient répartis lors d'une rencontre annuelle à l'Auberge des Gouverneurs, située sur l'île Charron, à Boucherville. Gilles Théberge y assistait, tout comme Joseph Carolla de Beaver Asphalte, Eric Giguère de Soter et un vice-président de DJL dont il n'a pu se souvenir du nom.

Une fois la répartition des contrats convenue, le vainqueur désigné d'un appel d'offres appelait ses concurrents pour leur donner le prix de la soumission de complaisance qu'ils allaient devoir déposer. Selon Gilles Théberge, le vainqueur ne donnait jamais le prix de sa soumission, comme le voulait la « tradition ».

« Ces projets-là consistaient à planer les rues, à les resurfacer, et à faire la répartition des contrats. Alors les entreprises se répartissaient les projets qui étaient en appel d'offres. » — Gilles Théberge.

Il soutient que les personnes présentes étaient toutes de « bons gestionnaires » qui avaient intérêt à s'entendre afin de satisfaire leur patron respectif.

L'ex-directeur de Sintra a soutenu qu'avant cette réunion, il allait manger au restaurant avec Gilles Vézina, chef d'équipe pour la surveillance des travaux à la Ville de Montréal, afin d'obtenir plus d'informations sur les contrats à venir. Selon lui, ses concurrents faisaient probablement la même chose.

Gilles Théberge assure qu'aucun système de ristourne n'était alors en vigueur. Au cours de cette période, dit-il, il n'a participé qu'à un cocktail de financement de Vision Montréal.

Théberge déjà mentionné par Lino Zambito

M. Théberge a travaillé pour la firme Valmont-Nadon dans les années 2000. Il était auparavant cadre chez Sintra, responsable de la division Laval.

Le 9 mai dernier, l'UPAC a procédé à l'arrestation de 17 personnes à Laval, dont Mario Desrochers de Sintra et Valmont Nadon, de Valmont Nadon Excavation. Aucun chef d'accusation ne pèse sur M. Théberge, mais il est nommé dans le mandat d'arrestation de l'UPAC comme co-conspirateur dans un complot pour corruption.

M. Théberge collabore avec les autorités. Il a expliqué à l'émission Enquête avoir « choisi d'être témoin de la Couronne au lieu d'être arrêté ».

Son nom avait été évoqué par l'entrepreneur Lino Zambito lors de son témoignage, le 15 octobre dernier, lorsqu'il a abordé la question des entreprises collusionnaires à Laval dans les années 2000. Sintra était alors, selon M. Zambito, un des participants de ce système, au même titre que Construction Louisbourg, Poly Excavation, Nepcon, Mergad, Timberstone, Giuliani et Jocelyn Dufresne Inc.

M. Zambito a alors désigné Gilles Théberge comme son contact chez Sintra à cette époque. M. Théberge est à la retraite depuis 2010.

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