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Les désintégré(e)s

Ce que nous voyons depuis Montréal, Brooklyn, Londres, Chicago ou d'autres ailleurs exotiques où se sont réfugiés d'autres désintegré(e)s, c'est l'échec d'une vision républicaine qui se voulait plus grande et pleine de vœux pieux qu'elle ne l'est dans sa cruelle réalité historique.
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Nous sommes des désintégrés, peinées et en colère. Depuis ce matin-là, nous pleurons dans notre for intérieur. Nous pleurons évidemment les morts, mais surtout les vivants qui vont en baver. Tout de suite après avoir vu les premières publications sur Facebook qui annonçaient la terrible nouvelle « Charb est dead », « Cabu est mort », nous nous sommes mises à frénétiquement regarder toutes les chaînes télé françaises, comme pour courir derrière les informations.

Et puis nous nous sommes écrit. L'une a Montréal, l'autre a Brooklyn. Nous sommes des copines de galères, de fac, de nuits dansantes, de nuits pensantes, de manifs et de réunions. Et voilà que ce qui nous faisait le plus peur venait de se produire : le récit de la catastrophe réelle, de la réalisation de la haine, de la fissure sociale qui devient cassure. Nous avons quitté notre pays il y a plus de dix ans pour les mêmes raisons qui l'ont plongé dans ce chaos. Et l'on s'étonne aujourd'hui de cette fracture finale qui vient de se produire? C'est l'échec de la France. C'est l'échec de son histoire et de ses Lumières. C'est l'échec académique, politique et philosophique à la française. C'est l'échec des politiques sociales sur fond de ségrégation institutionnalisée. C'est l'échec de la politique de la ville qui avait pour but de "réparer" les cités. C'est l'échec des zones franches qui ont permis à des entreprises de s'installer sans payer de taxes dans des banlieues déjà délabrées et sans tenir la promesse d'embaucher les jeunes et leurs parents. C'est l'échec de l'éducation nationale qui nous a parqués dans des ZEP (zones d'éducation prioritaire) sans nous donner les outils pour comprendre et donc nous en sortir. Enfin, certains s'en sont sortis, ont même parfois fui.

Ce que nous voyons depuis Montréal, Brooklyn, Londres, Chicago ou d'autres ailleurs exotiques où se sont réfugiés d'autres désintegrés, c'est l'échec d'une vision républicaine qui se voulait plus grande et pleine de vœux pieux qu'elle ne l'est dans sa cruelle réalité historique. Jamais on n'aurait pensé que l'échec de la politique de la ville aurait pu mener a une problématique géopolitique.

Alors, nous nous demandons depuis ce matin-là ce qui échappe à ces millions de marcheurs du dimanche. Nous comprenons leur solidarité, leur engouement pour les « valeurs de la République ». Mais ils ne voient donc rien? N'ont donc rien entendu? Et puis, une question résonne, celle de la journaliste de France 24 qui couvrait la journée de l'assassinat à Charlie Hebdo : « Qu'est-ce qu'on n'a pas écouté chez cette jeunesse? ».

Il reste encore à la justice de faire une enquête et à l'Histoire de tabler les vérités des liens. Il n'en reste pas moins qu'en attendant tout cela, une image choque la France : celle de jeunes musulmans « de banlieue » désintégrés de la République et qui s'y attaquent par la forme la plus violente. Et la même question : « Qu'est-ce qu'on n'a pas écouté chez cette jeunesse? ». Que lui offrons nous aujourd'hui ?

Et nous repensons à nous, enfants illégitimes que nous avions eu la chance de ne plus être, car nous avons fait le choix du départ, de la fuite peut-être même, de l'équilibre en somme. Et puis on se demande ce que la France n'a pas regardé depuis des décennies.

Nous repensons à « La Haine » et à cette chute sociale des banlieues, déprimées par le manque d'accès au travail et par la stigmatisation territoriale. Pourtant Kassovitz - et des dizaines d'autres documentaristes ou réalisateurs - ont essayé de nous le montrer, ce fossé, ces différences ethniques toujours niées, cette décadente vie qui vire vers les incivilités, vers la débrouille, vers la violence, vers la haine. Alors pourquoi n'a-t-on rien compris?

Nous repensons à toutes ces politiques de la Ville, qui se voulaient rétablir les « inégalités » en traitant l'aménagement et un certain type d'inégalités économiques sans jamais traiter la réalité de la différence, de la diversité et des dominations sociales. Des tas de gens se soulèvent depuis des décennies pour dire la réalité des banlieues. Des gens comme Bouamama le sociologue nous l'ont dit, des gens comme Robine le géopoliticien nous le disaient : « La politique de la ville aurait dû articuler la lutte contre les inégalités socio-spatiales et celle contre les inégalités raciales ». Pourquoi ne les a-t-on pas écoutés?

Nous repensons à ces auteurs Français, qui s'appellent Faïza Guène, Rachid Djaïdani ou Nadir Dendoune et j'en passe. Ils et elles ont tous à leur manière décrit ce qui n'allait pas. Ils et elles ont tous décrit leur amour, leur appartenance, leur attachement, leurs « francité » déniée. Alors pourquoi ne les a-t-on pas lus?

Nous repensons à tous ces textes de chanteurs, de textes de rap, qui depuis trente ans racontent les mêmes ébats de jeunes, se tortillant entre « l'envie de faire partie de » et le « je vous emmerde, on est là ». Je repense à toute l'évolution des textes d'un poète comme Kery James qui a poussé à la fierté dans « Banlieusards » et qui pousse à la reconnaissance nécessaire dans sa « Lettre à la République ». Le rap n'est pas la culture de tous, certes, mais il contient des solutions pour tous depuis au moins trente ans. Pourquoi ne leur a-t-on pas tendu l'oreille?

Nous repensons à tous ces militants qui depuis des décennies, de nos grand-pères dans les syndicats des usines de Peugeot ou des mines du Nord de la France, aux marcheurs tels que Toumi Djaïja, et des militants de l'esprit des Indigènes de la République, aux militants musulmans de France, et nous ne voyons que leur mise au ban de la société, de la nation et de la République. Jamais assez, jamais assez intégrés, jamais assez invisibles, jamais assez silencieux. Toujours considérés comme trop violents dans le discours, toujours revendicatifs, toujours trop présents. Alors qu'on fêtait hier les trente ans d'une marche pour l'égalité, et qu'on fêtera demain le dixième anniversaire des émeutes les plus importantes de France, nous nous demandons ce qu'on a bien fait de cette parole, qui a toujours tout dit et à temps. Alors pourquoi on n'a rien entendu?

Nous pleurons aujourd'hui, parce que s'immisce doucement dans les esprits l'idée du « grand remplacement ». Cette idée folle, voulant que nous, musulman,s aurions entrepris un colonialisme culturel silencieux sans précédent. Alors qu'est-ce que la jeunesse française de confession musulmane se voit offrir? Nous lui offrons une surveillance accrue, comme si les contrôles d'identité n'avaient pas assez fait de dégâts. Nous l'offrons gratuitement a des services de renseignements internationaux. Nous lui volons sa liberté sans vergogne. Nous lui offrons l'union des forces maléfiques. Nous lui offrons un monde où l'illusion de l'union et la force se traduit par une solidarité inconditionnelle des États les plus meurtriers de l'Histoire. C'est cela l'avenir de cette jeunesse?

À moins de ne rien comprendre à une société, il aurait fallu donner du contenu, reconnaître, prendre acte de l'extrême-droitisation des discours et des débats, de la responsabilité des politiques comme le disait Noiriel.

À moins de ne pas saisir le terreau que l'on a créé comme société est basé sur le mépris.

À moins d'être dans la négation de soi, de son Histoire conflictuelle, violente et coloniale, on aurait dû entendre, voir, lire et anticiper.

À moins d'être volontairement sourd et aveugle, tout cela ne peut qu'être la conséquence du déni, du mépris et du déni de reconnaissance.

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