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Lettre d'Yratia au lecteur inconnu

Je sais qu'une fois mariée, mon époux agira à titre de nouveau kyrios. Nous, les femmes athéniennes, dépendons toujours d'un homme, sans lequel rien ne nous est possible et permis.
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Bonjour à vous, mon improbable lecteur,

On me nomme Yratia. Je suis la seule fille de Xanthos et de Selénè, tous deux rattachés à la tribu des Pandionis. Notre oïkos est situé juste un peu au sud de l'Acropole, dans le dème de Limnaï. Ma naissance a eu lieu sous l'archontat de Euthidèmos (~455/~454), dans le gynécée de notre cher oïkos, grâce aux mains magiques de Lamprinè, notre sage-femme, qui vit tout proche de mes grands-parents paternels, dans le dème de Kollytos.

Voici un très beau dessin de notre oïkos, bien que nous n'y voyions pas sur celui-ci la cour, ni le petit jardin situé sur le devant de notre maison. Maman me répète fréquemment que je suis bénie des dieux et d'Hestia en particulier, de pouvoir vivre dans une telle demeure et d'y avoir ma propre chambre, à côté de celle de mon petit frère Phokos, qui vient tout juste d'avoir cinq ans.

Papa me dit assez souvent que je dois me préparer à épouser Kléarchos, le fils aîné de Iéroklès, un riche fabricant de lampes à l'huile du dème de Phalère, sur le bord du golfe Saronique. J'ai si peur de voir le jour où je devrai marier cet homme de trente-deux ans, que je ne connais pas le moins du monde. Quant à moi, j'aurai donc bientôt quinze ans, le second jour du mois de gamélion (janvier). C'est fou, mais il n'y a pas si longtemps, je m'amusais encore avec mes poupées et mes jouets de bois et de terre cuite. Je sais que je suis redevable aux dieux, puisque je ne suis qu'une fille, de ne pas avoir été abandonnée dans les jours qui ont suivi ma naissance. La fameuse fête de l'amphidromia a confirmé mon acceptation dans la famille. Ceci dit, je me souviens que mon père était très heureux lors de la naissance du petit Phokos, lequel par chance lui servira d'héritier et lui épargnera d'avoir à amasser une seconde dot à offrir à un futur mari. Dix jours après ma naissance, ma famille s'est réunie pour un banquet et un sacrifice, lors desquels j'ai reçu ce joli nom d'Yratia. Quand il s'agit de la naissance d'un garçon, les choses sont pas mal plus compliquées, car en plus de recevoir son propre prénom, on lui attribuera également, lors d'une cérémonie, ceux du dème et de la tribu paternels.

Lorsque j'étais enfant, puisque je n'avais pas encore de frère cadet, je suivais comme une tique les femmes de la maisonnée, à la cuisine, à la cour de derrière celle-ci et au gynécée, où elles passaient des heures indénombrables à tisser puis à filer la laine ou le lin. Jamais, je ne devais mettre l'ombre d'un orteil dans l'andron, la grande pièce où mon père reçoit ses amis, qui y parlent, mangent et boivent, jusqu'à des heures impossibles de la nuit.

Ma nourrice bien aimée, Galénè, m'a graduellement appris à lire et à écrire, puis à effectuer quelques opérations arithmétiques. Pour une fille, cela représente une chance énorme. Papa, évidemment, ne m'a pas encouragée, mais il répète tout de même à ma mère que cela pourra sûrement me permettre, une fois mariée, de mieux voir à la bonne marche de notre oïkos.

L'année passée, j'ai eu l'immense honneur de participer, en tant qu'ergastine, à la procession des Grandes Panathénées, après avoir travaillé fort avec mes compagnes, en vue de réaliser le péplos pour la statue d'Athéna poliade (le Xoanon). Quelle fête folle et bruyante! Tout ce monde, tant d'odeurs inconnues et d'images nouvelles à digérer. J'en ai eu pour des semaines à me remettre de ce gavage concentré de vie athénienne et j'ai réalisé ô combien je connaissais peu de choses de notre cité adorée. Mon frère Phokos partira sous peu pour l'école de Zoïlos, un célèbre grammatiste de la rue de la fontaine Ennéacrounos, à côté de l'agora. Même si je n'ai pas eu la fortune d'aller à l'école, j'ai pu apprendre tant de belles choses avec ma mère et nos braves domestiques. Par exemple, je sais préparer la maza, les galettes de pain de froment et mille et un délices encore. Quant au tissage, je suis assez fière de penser que je me suis largement améliorée, surtout depuis la confection du péplos d'Athéna poliade.

Parfois, j'envie les femmes de condition modeste, car elles peuvent sortir du foyer, aller à la fontaine, au marché aux poissons et à l'agora. J'aurais également apprécié, par exemple, de pouvoir apprendre à jouer de la cithare, de l'aulos ou encore de la syrinx (sorte de flûte de pan). Leur musique m'envoute et me transporte tant.

Voilà, je réalise que j'oubliais de me décrire. Je possède une longue chevelure brune et ondulée, de grands yeux noirs, un petit nez en trompette, une taille plutôt fine et des jambes effilées, comme celles que l'on peut admirer sur les magnifiques dessins rouges qui sont peints sur nos kylix ou nos oenochoés.

Je suis un tantinet honteuse de me montrer si bavarde et transparente avec vous, cher inconnu. Mais vous ai-je confessé et ma mère peut certes le confirmer, qu'un vilain défaut m'habite depuis ma tendre enfance? Je suis curieuse comme une chouette.

Il m'arrive fréquemment de tendre l'oreille aux conversations de papa et de ses convives, lors de leurs longues soirées dans l'andron. Je m'approche en catimini et me cache derrière le grand coffre, celui dans lequel nous rangeons les vêtements de la saison hivernale.

Un jour, notamment, je les ai surpris en train de parler de mon futur mariage. Papa leur expliquait qu'il avait conclu une entente très fructueuse avec le vieux Iéroklès, car, n'ayant que Kléarchos comme enfant, celui-ci hériterait de l'entreprise paternelle où travaillent plus d'une vingtaine d'esclaves qui sont aussi sa propriété. Il vantait en outre les qualités de ce Kléarchos en le disant, au demeurant, très robuste et plutôt beau garçon. Mais il me semble si vieux! Quoi qu'il en soit exactement, ce mariage m'effraie, suscite des cauchemars inquiétants, car je me sens encore trop jeune pour devoir quitter la maison familiale, pour joindre celle que mon futur époux choisira, sans me consulter bien assurément. Je souhaite juste que cette demeure ne soit pas trop loin de la nôtre. Rien qu'à m'imaginer la parade qui me conduira officiellement chez Kléarchos, est quelque chose de suffisant pour me donner envie de pleurer. C'est comme si je quittais ma douce cage dorée, pour une autre, dont tout m'est totalement inconnu. Et je me demande si cet homme sera doux, compréhensif et aimant envers moi. Jamais, je n'ai éprouvé un tel souci. Je devrai énormément sacrifier à Hestia, déesse du foyer et aussi à Apollon, pour qu'ils envoient un peu d'amour dans cette demeure.

Je sais qu'une fois mariée, mon époux agira à titre de nouveau kyrios. Nous, les femmes athéniennes, dépendons toujours d'un homme, sans lequel rien ne nous est possible et permis. De plus, ci celui-ci ne m'aime pas, il pourra me divorcer, me répudier ou me transmettre à un autre homme sans obtenir mon consentement. Il pourrait même, a fortiori, installer dans notre demeure la concubine de son choix. Ce n'est pas tout, s'il meurt avant que je n'aie eu d'enfant mâle, je devrai me marier avec son plus proche parent disponible, si je veux obtenir l'usufruit de ses biens et de notre oïkos.

L'autre jour, pendant que maman tissait au second étage de la maison, ma nourrice Galénè discutait avec Méropè, la plus jeune de nos esclaves et domestiques. Durant la cuisson des galettes d'orge, sur le four de pierre et de terre cuite installé en plein milieu de la cour, Galénè se plaignait des hommes et soutenait que les Athéniens faisaient montre de plus de soins et d'attention pour leur éromène ou leur hétaïre, que pour leur propre épouse, qui se fendent pourtant en pièces pour faire fonctionner la maisonnée. Et quand elle se rend au marché de l'agora, Galénè rencontre souvent Érostatè, notre voisin, accompagné de son mignon qui possède encore une tronche d'enfant. Quelle déraison, s'exprimait-elle!

Ce que j'affectionne plus que tout à la maison, c'est quand maman décide de me faire belle. Après un bain chaud dans la salle d'hygiène, elle me parfume, me frotte partout sur le corps avec une variété de pommades, puis elle me coiffe, tout en me prêtant quelques-uns de ses nombreux accessoires de beauté. Elle m'a bel et bien promis qu'avec la dot, elle m'offrirait le splendide coffre de cèdre, dans lequel elle rangera ses plus fins tissus, ainsi que toutes sortes de produits pour me rendre désirable aux yeux de mon époux. Maman me rassure et me jure qu'avec tout cet assortiment, le beau Kléarchos ne saurait me résister.

En cachette, j'ai réussi à lire une bonne partie de l'Odyssée de notre fameux aède aveugle, Homère. Quel ouvrage fantastique! Ça me permet de voyager et de rencontrer tant de créatures invraisemblables et si bizarres. Je suis surprise de réaliser que les femmes y sont rarement mentionnées par leur propre nom dans ce texte. Elles sont presque toujours désignées comme païs (enfant), thygater (fille), kourè (jeune fille), gunè (femme), parthenos (vierge), alochos (épouse), despoïna (maîtresse), hétaïre (compagne), pornaï (prostituée), pallaké (concubine), d'un homme lequel est, bien entendu, nommé par son nom complet.

Je suis extrêmement fière de vous confier que mon grand-père paternel, Kythéros, a participé à la célèbre bataille de Salamine, le vingt-deuxième jour boédromion de l'an ~480 (septembre). Il y a combattu et a même été blessé à une jambe, lorsque sa trière a éperonné un navire perse dans la baie de Salamine, à moins de deux kilomètres des trois ports du Pirée. Une partie du mât d'un navire ennemi lui est tombé sur la jambe, lui fracassant ainsi le fémur. C'est un héros! Il a été le triérarque et le commandant de sa propre trière avec un équipage de deux cents rameurs, matelots, officiers et hoplites. Papa n'a pas eu cette chance de pouvoir servir notre cité en tant que soldat. Cependant, il y a presque trois ans, il a été élu bouleute et a ainsi pu jouir du privilège d'être membre de la commission des prytanes et même de profiter des nuits et repas offerts au prytanée. Il a également été chargé de l'entretien de la flamme sacrée de la Tholos.

Quel honneur de pouvoir ainsi participer à l'administration de notre glorieuse cité, ce qui n'est pas permis aux femmes, comme vous le savez sans doute, ni même à celles qui sont issues des familles d'Eupatrides (bien-nés). Quant à moi, une fois mariée, mon devoir consistera à bien conduire les différents travaux de l'oïkos: diriger les esclaves et les domestiques, éduquer les enfants et pourvoir à leurs besoins, veiller à l'approvisionnement général, à l'entretien, au tissage, au respect des célébrations du calendrier des fêtes, à la pratique quotidienne des rituels et des sacrifices aux dieux... En espérant recevoir de mon futur époux une dose de reconnaissance et, par chance, une part des sentiments amoureux qu'il consacrera sans doute à son éromène et à ses hétaïres.

Hier matin, un esclave est venu nous transmettre des nouvelles de ma grand-mère, Tsampikè. Elle a un peu plus que soixante-dix ans et revient d'un assez long voyage au Péloponnèse. Avec sa sœur et trois de leurs esclaves, elle s'est rendue à dos d'âne au grand sanctuaire d'Asclépios à Épidaure, dans l'est des Argolides. Elle y est allée se faire soigner pour de lancinants maux au bas du dos. Là-bas, les médecins et disciples d'Hippocrate l'ont fait dormir dans une bâtisse, nommée curieusement portique d'incubation (Abaton). Le lendemain, très tôt le matin, les médecins l'ont consultée sur ses rêves et lui ont proposé des interprétations dans le but d'apaiser son âme, source de ses problèmes de santé, soutiennent-ils. Elle affirme qu'elle se porte mieux et qu'elle a même repris ses activités domestiques.

Grand-père Kythéros nous a malheureusement quittés l'an passé. Il avait atteint quatre-vingts ans et malgré son âge avancé, il me taquinait encore et conversait avec moi à chacune de ses visites à notre oïkos. Afin que son âme repose en paix et qu'elle n'erre point sur la terre, comme une espèce de fantôme perdu, sans jamais recevoir ce dont elle aurait besoin, nous l'avons porté au cimetière du Céramique. Notre famille s'est occupée de lui faire sa dernière toilette, de le parfumer et de lui faire revêtir ses plus beaux habits, puis nous l'avons enveloppé, sauf son visage, dans plusieurs couches de linceuls blancs. Nous l'avons exposé à la maison, afin que parents et amis puissent lui rendre une ultime visite. Le lendemain, un char à deux chevaux est venu le prendre, pendant que nous suivions ce cortège au son des flutistes et des pleureuses, afin de le conduire au tombeau familial où il sera entouré de vases de parfum et d'objets familiers. Revenus à la maison, nous nous sommes livrés à un rituel de purification, avant de nous attabler pour le banquet. Au troisième, au neuvième, ainsi qu'au trentième jour après son enterrement, notre famille a renouvelé les repas et sacrifices, comme ensuite à chaque année d'ailleurs, pour permettre à l'âme de grand-père de trouver la paix éternelle.

Voilà cher lecteur inconnu, comment nous vivions dans cette terre sacrée par la sagesse et la vaillance de nos ancêtres, de nos héros et de nos dieux olympiens. Et si j'avais un souhait farfelu à vous présenter, celui-ci serait sûrement de pouvoir vivre dans un monde où les femmes et les hommes sont égaux et qu'ils puissent être, les uns pour les autres, une partie équivalente et complémentaire, dans toutes les sphères de la vie humaine et sociale.

Yratia, fille de Xanthos et Sélènè, de la tribu des Pandionis, du dème de Limnaï, en l'année de l'archontat de Glaucinos (~439-~438).

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