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«Libération» publie la lettre d'un violeur: pourquoi ces féministes dénoncent cette démarche

Publication en Une, pour la Journée internationale des droits des femmes, appropriation des discours féministes, dilution de la responsabilité, romantisation du viol... La lettre publiée dans Libé ne passe en aucun point.

Le propos introductif et argumentant en faveur de cette lettre ouverte ne suffira pas à la justifier aux yeux des féministes. “Pourquoi Libé publie la lettre d’un violeur”: à la veille de la Journée internationale des droits des femmes, ce lundi 8 mars, le journal Libération a décidé de publier intégralement la lettre de Samuel, 20 ans, qui reconnaît avoir violé son ex-copine, à l’origine d’un mouvement de libération de parole autour des violences sexuelles à Sciences Po.

“La force intellectuelle, la fougue de ce texte peuvent aussi susciter le rejet et jouer en sa défaveur. Mais c’est un fait: il apporte du matériau humain à une question douloureuse, complexe et taboue”, écrit Libération dans l’introduction de cette lettre. Susciter le rejet, jouer en sa défaveur, c’est le moins qu’on puisse dire. Qu’il s’agisse du choix éditorial du journal, du texte en lui-même ou du timing, rien ne passe ni ne convainc dans cette publication.

“Tout est indécence, mépris et violence dans ces papiers de Libé. Tout. C’est l’angoisse absolue”, lance Caroline de Haas sur Twitter.

“Je viens de me demander comment j’aurais réagi si le mec qui m’a violée avait écrit une lettre et que Libé l’avait publiée. Sincèrement, la réponse m’a fait peur. Parce que je pense que j’aurais eu envie de tout casser. Tout”, a-t-elle ajouté.

Rien ne convainc dans cette lettre, à commencer par le choix de la date de mise en avant de la lettre: le 8 mars, Journée internationale des droits des femmes. “Vous choisissez le 8 mars pour donner la parole à un violeur? En plus avec une iconographie extrêmement douteuse? Vraiment?”, s’interroge la revue féministe Women Who Do Stuff. “Donc on en est là, la veille du 8 mars, à lire un violeur se confesser en écriture inclusive en Une d’un quotidien national”, écrit de son côté la militante féministe et antiraciste Mélusine.

“Des dizaines de féministes ont écrit cela”

Pour Libé, la réflexion de cet homme “vise à nous interpeller, à nous sortir de la zone de confort consistant à considérer que le violeur, le monstre, c’est l’autre”. Problème: un homme avait-il réellement besoin d’écrire cette lettre pour comprendre qu’un violeur n’est pas toujours “les autres”?

Les féministes n’ont de cesse de rappeler la réalité du viol depuis des années, à savoir: 96% des victimes de viols et des tentatives de viols sont des femmes. Au total, chaque année, 62.000 femmes, contre 2700 hommes, en sont victimes, rappelait fin 2020 Le Monde, citant des chiffres de l’enquête Virage de l’Ined, publiée en 2016. Lorsque l’on se penche sur cette étude, on y lit que “les agressions sexuelles déclarées par les femmes au cours de la vie sont presque exclusivement le fait d’un ou plusieurs hommes, quel que soit l’espace de vie considéré”. Au sein de la famille, au travail, en couple, dans l’espace public, quel que soit l’espace considéré, les chiffres sont éloquents: entre 92 et 97% des auteurs de violences sexuelles sont des hommes.

“C’est-à-dire que littéralement des dizaines de féministes ont écrit cela, mais pour Libé, ça va mieux quand c’est un violeur qui le dit”, souligne à ce titre l’écrivaine et militante Valérie Rey-Robert.

Par ailleurs, le choix d’offrir une pleine page à cette lettre, et de l’afficher en Une du journal, suscite également la désapprobation. “Une pleine page c’est le pouvoir. Le langage c’est le pouvoir et ça, il maîtrise, le violeur. Il a lu des livres féministes. Il a fait des études. Il sait dire”, écrit la féministe Lola Lafon sur Instagram. ”À elle, on laisse le flou du ‘ressenti’. À lui, l’analyse sociologique, psychologique. Comme c’est original”, poursuit-elle.

Quant à la lettre de Samuel en elle-même, elle est analysée en tous points par les féministes depuis sa publication. “Culture du viol à la Une”, note froidement la militante lesbienne féministe Gwen Fauchois.

C’est pourquoi, pour Laélia Véron, maîtresse en stylistique et langue françaises à l’université d’Orléans et militante féministe, ce texte n’aurait pas dû être publié tel quel, sans être “analysé parmi d’autres textes, dans le cadre d’une démonstration et d’une analyse plus globales et mises en perspective sociologiquement”. Si selon elle, “réfléchir sur le viol, c’est aussi se confronter aux discours des violeurs”, leur place n’est pas en une et sans mise en perspective autre qu’un cours propos introductif.

Dilution de la responsabilité

Dans cette lettre, son signataire revient sur la culture du viol, la “violence acquise”, sur “l’éducation” et “la société” dans laquelle il a “grandi”. “La manière dont j’ai été sociabilisé comme ‘homme’ m’a fait intégrer des dynamiques d’états et d’actions inconscientes qui, par définition, me sont profondément invisibles. Le façonnage d’un homme est partout puisqu’il est la norme (...) Comment ai-je pu me construire un récit dans lequel il semblait cohérent que ce viol n’en était pas un?”, s’interroge-t-il. “La culture du viol agit directement sur ma manière d’envisager les femmes, leurs désirs, les miens, le viol et les violeurs.”

Ces mécanismes existent. Mais il lui est reproché de se “servir” de cette culture du viol pour minimiser son acte et diluer sa responsabilité. “Longue introspection qui tour à tour romantise puis absout l’auteur en diluant sa responsabilité dans une analyse où tout le monde serait responsable de la culture du viol”, écrit une féministe.

“Toutes les raisons qui poussent un homme à violer sont développées depuis de nombreuses années par les féministes. Son point de vue situé n’apporte rien”, ajoute Valérie Rey-Robert.

Selon la professeure de criminologie Gwenola Ricordeau, qui dit avoir interviewé “quelques dizaines d’hommes condamnés à de la prison pour viols et autres agressions sexuelles, cette lettre est une parole ordinaire”.

“Romantisation” du viol

Autre problème pointé du doigt: celui de la “romantisation” de ce viol. Dès le début du texte, son auteur, qualifie la relation avec son ex-amie de “passionnelle, sans limites ni garde-fou, extrême”. Plus loin, il se souvient: “il fallait tout essayer, tout éprouver, sinon notre relation perdait son essence. Les seules limites qu’on découvrait étaient nos destructions mutuelles, même si aucune leçon n’en était tirée”. Avant d’évoquer, enfin, la “rage profonde, rendue explicite par la violence que l’on se portait. J’ai perdu le contrôle”, écrit-il.

Pour Mélusine, c’est le “point central de la rhétorique de cette lettre: la description d’un crime ‘passionnel’ où les deux protagonistes sont complices et victimes, à cause d’un amour trop fort, de relations sexuelles trop intenses, d’un jeu commun avec la limite. Une défense classique”.

Enfin, l’un des autres problèmes de cette lettre mis en avant par les féministes est celui de la mise à égalité de la souffrance de l’auteur et de celle de la victime du viol. “Je suis comme tout le monde ou presque. Puisque j’ai détruit une partie de la vie d’une femme, puisqu’une partie de ma vie a été détruite, mais surtout puisque je ne veux plus que cela se reproduise: je souhaite une remise en question”, écrit-il en effet.

La liste de problèmes induits par la publication de cette lettre ainsi que par son contenu en lui-même est loin d’être exhaustive. Mais une chose est sûre, cette publication est incomprise par les féministes.

De son côté, Libération souligne qu’Alma, la victime, a donné “son consentement pour que le texte de son agresseur soit publié”. Et en effet, dans un autre article accompagnant la lettre ouverte, la parole lui est aussi redonnée. Elle affirme qu’en “lisant les premières lignes, une vague de soulagement m’a envahie. Le mot ‘viol’ était écrit noir sur blanc. Mon violeur reconnaissait ce qu’il m’avait fait. Samuel reconnaissait m’avoir détruite”. Alma avance aussi qu’elle portera plainte “quand elle se sentira prête”.

Ce texte a été publié originalement sur le HuffPost France.

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