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La liberté d’expression et son amie incongrue, la blanchité

Un professeur qui donne un cours portant sur les identités sexuelles doit avoir des connaissances sur ce qui se passe dans les milieux non blancs s’il s’estime compétent et dévoué.
Marc Bruxelle via Getty Images

La semaine passée, plusieurs collègues à l’Université d’Ottawa ont signé une lettre exprimant leur désaccord face au traitement réservé à une professeure blanche qui a utilisé un mot anti-noir dans son cours. On implore qu’il faille «protéger la transmission des connaissances, le développement de l’esprit critique et la liberté universitaire».

Le cours en question, Art and Gender, porte sur les identités sexuelles. En tant que professeure blanche à l’Institut d’études féministes et de genre, je donne des cours sur les identités sexuelles depuis 10 ans. Dans mes recherches, je m’intéresse à la littérature québécoise, notamment en lien avec le racisme, la blanchité et la théorie queer. À mon avis, cet incident représente une occasion de prendre le recul nécessaire pour examiner certains fondements de la liberté d’expression et de son amie incongrue, la blanchité.

Comme l’explique le professeur et auteur Daniel Heath Justice, peu importe notre ethnicité, «nous avons été formés par la culture dominante à voir la blancheur comme normative et éternelle.» Par exemple, trop souvent, le matériel d’un cours ainsi que les outils critiques qui guident les étudiants et chercheurs dans leurs études ont été principalement développés par des érudits blancs qui se positionnent en tant que spécialistes ou experts. Dans ce sens, la blanchité n’est pas simplement réductible à des personnes blanches; il s’agit d’un système hégémonique et suprémaciste qui confère une dominance aux Blancs.

Donc, pour vous donner un exemple concret dans un contexte universitaire, un cours qui porte sur les identités sexuelles est trop souvent dominé par une perspective qui met la blanchité au centre. Même si la professeure inclut des textes de personnes racisées dans le plan de cours, la plupart du temps, il s’agit d’une semaine «de couleur» et les autres semaines présentent des textes divers et divergents écrits par des personnes blanches.

Cette situation est anti-scientifique et anti-curieuse, comme le dirait Françoise Vergès. Si on donne un cours sur les identités sexuelles, mais on étudie surtout des identités sexuelles blanches, il faudra probablement la désigner par un titre plus honnête comme, «Les identités sexuelles blanches». Mais évidemment et heureusement, ça ne passera pas.

Alors un professeur qui donne un cours portant sur les identités sexuelles doit avoir des connaissances sur ce qui se passe dans les milieux non blancs s’il s’estime compétent et dévoué. Après tout, les communautés noires et autochtones ont été cruciales dans des mouvements des droits LGBTQ et les recherches de Beverly Bain rappellent que le Canada a des figures de proue du militantisme queer noir. On pense également aux travaux de Nathalie Batraville, Rachel Zellars et tant d’autres chercheures qui s’intéressent aux questions d’identité sexuelle d’une perspective noire.

En toute humilité, le savoir change rapidement et parfois, ce n’est pas facile de garder le rythme. L’anglocentrisme des milieux universitaires pose également un sérieux problème. Mais même si on ne connaît pas les amples recherches queer et noires, comment ne pas être au courant des manifestations mondiales contre le racisme anti-noir qui continuent de faire les gros titres de la presse internationale?

“C’est ça, la blanchité: un système qui ne confère qu’une légitimité aux Blancs.”

Pourtant, la professeure qui a utilisé un mot anti-noir en salle de classe a avoué dans une lettre d’excuses aux étudiants qu’elle ne savait pas que le mot était sensible pour les communautés noires. C’est difficile de comprendre un manque de connaissances à ce niveau de la part d’une professeure. Et contrairement à ce qu’on lit dans les médias sociaux, la professeure en question n’a pas perdu son emploi et continue son enseignement. On n’a pas interdit les mots anti-noirs en salle de classe non plus.

Mais cette semaine, article, après article, on invite les lecteurs et les lectrices à adopter la perspective de la professeure blanche, de comprendre ses sentiments et ses défis. Et la perspective des étudiants racisés? Leur sentiment d’appartenance à l’université? C’est ça, la blanchité: un système qui ne confère qu’une légitimité aux Blancs.

Quand de nombreuses communautés noires expriment haut et fort et depuis longtemps que les personnes blanches devraient arrêter d’utiliser des mots anti-noirs, même si vous avez un ami noir qui vous dit que vous avez le droit d’utiliser ce mot, comme l’écrit Dany Laferrière, vous ne pouvez plus plaider l’innocence.

Heureusement, le champ d’études est en transformation. Si vous voulez donner un cours qui porte sur les identités sexuelles, il faut avoir une certaine connaissance des identités sexuelles noires et autochtones. Le centre de gravité ne tournera plus exclusivement autour des personnes blanches. Si vous continuez à faire preuve d’un manque flagrant de connaissances et de perspectives critiques sur lesquels fonder votre analyse, les gens autour de vous, incluant les étudiants, ont le droit de vous contredire.

Et si vous continuez à dire ce mot en classe, vous ferez face au feu, car les mots employés par des personnes noires détiennent du pouvoir tout comme les vôtres. Il faut protéger la transmission de leurs connaissances aussi. C’est ça, la liberté universitaire.

La section Perspectives propose des textes personnels qui reflètent l’opinion de leurs auteurs et pas nécessairement celle du HuffPost Québec.

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