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Le Canada, la santé et la morale mal placée

Au lieu de faire la guerre aux entrepreneurs de la santé, on devrait en intégrer davantage dans nos systèmes publics.
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Ce texte est le quatrième d’une série de cinq sur notre système de santé, ses défis et des solutions pour éviter de frapper un mur d’ici dix ans. Aujourd’hui: la guerre au privé.

On ne le répétera jamais assez, le premier principe en médecine est d’abord de ne pas nuire. Primum non nocere. En bon français, if it ain’t broxen, don’t fix it.

Ça semble difficile à comprendre pour certains politiciens. Récemment, le chef du NPD, Jagmeet Singh, a promis de convertir les centres de soins de longue durée privés à but lucratif en organismes à but non lucratif, en plus d’établir des normes nationales d’un océan à l’autre.

En quelques phrases, M. Singh a réussi à rappeler tout ce qui ne va pas dans notre système fédéral, du point de vue de la santé.

D’abord, que le gouvernement fédéral prélève des impôts qui vont retourner en soins de santé et qu’il se permette de dicter des conditions au passage. La santé est une compétence provinciale. On a assez de problèmes comme ça sans ajouter une nouvelle couche bureaucratique venant d’un autre ordre de gouvernement.

Ensuite, de croire qu’il puisse être possible de dicter depuis Ottawa des normes qui s’appliqueront uniformément de Vancouver à Gander, et que ça va magiquement régler tous les problèmes. Trouvez-vous que la centralisation a donné de bons résultats au Québec? Maintenant, multipliez le territoire et la population du Québec par cinq…

Enfin, quelle est la solution proposée pour forcer des provinces qui n’ont pas les points d’impôt nécessaires à l’exercice de leurs responsabilités, parce que le fédéral en garde jalousement une partie? Leur couper les vivres. En français, ça s’appelle de l’extorsion.

M. Singh ne semble pas comprendre que dans une fédération, le gouvernement fédéral n’est pas le patron des gouvernements provinciaux (ce sont les provinces qui ont créé la fédération…). Il a aussi montré son dogmatisme et son ignorance non seulement de principes économiques élémentaires, mais de la réalité des centres de soins de longue durée.

On va lui pardonner parce qu’il n’est ni le premier ni le dernier politicien à le faire, et qu’il suit une logique semblable à celle du premier ministre fédéral, M. Trudeau, mais ça ne lui donne pas plus raison.

Et les meilleurs CHSLD sont…

La façon dont on traite nos aînés les plus vulnérables est parfois gênante pour une société riche, moderne et qui se veut civilisée.

Ça date de bien avant la pandémie, mais les ravages que celle-ci a causés nous ont forcé à le voir: manque chronique de personnel et de soins, installations déficientes, patients laissés à eux-mêmes, mal soignés, mal nourris, mal lavés, parfois emmurés dans un long ennui en occupation double ou triple pour vivre leurs derniers jours. C’est horrible, scandaleux, dégueulasse. Et c’est comme ça depuis des décennies.

Au Québec, il y a trois types de CHSLD : publics, privés conventionnés et privés non conventionnés. Les deux premiers reçoivent d’importantes subventions du gouvernement ce qui leur permet d’abaisser leur loyer –, ont accès aux mêmes ressources et font partie du réseau public. Les troisièmes ne reçoivent pas de subventions, quoi que le gouvernement y «achète» maintenant des places, comme on va le voir plus loin. En somme, même si leurs loyers sont plus élevés, les privés non conventionnés doivent offrir les mêmes services que les publics et les privés conventionnés, mais avec moins de moyens.

Maintenant, devinez, parmi les CHSLD du Québec, lesquels offrent généralement les meilleurs milieux de vie aux patients? Hé oui. Les «méchants» CHSLD privés conventionnés.

Les visites (surprises) d’évaluation du ministère sont sans équivoque. Ce n’est même pas proche.

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La proportion de CHSLD offrant des milieux de vie «très adéquats» est presque quatre fois plus élevée dans les CHSLD privés conventionnés que par ceux gérés par le gouvernement (64%, contre 17%). Aucun CHSLD privé conventionné n’est classé dans la pire catégorie, «préoccupant». Parmi les CHSLD gouvernementaux, c’est plus d’un sur dix.

Pourtant, les ressources dans les CHSLD gouvernementaux et les CHSLD privés conventionnés – qui font tous deux partie du réseau public –, sont les mêmes : mêmes subventions, mêmes conditions de travail, même loyers pour les résidents, et mêmes obligations. En fait, puisque les CHSLD privés conventionnés ne peuvent pas faire de déficit, ils finissent par coûter moins cher au gouvernement, tout en offrant de meilleurs soins. En plus, ils réussissent à faire faire de l’argent à leurs propriétaires. C’est fou de même.

Pire, quand on compare les CHSLD privés NON conventionnés – ceux qui ne reçoivent pas de subventions – aux CHSLD gouvernementaux, on voit que l’écart n’est pas si grand. Il y a plus de «préoccupants», mais un peu plus de «très adéquats» aussi.

Donc, les entrepreneurs font beaucoup mieux que le gouvernement, à coût et à ressources égales, et presque aussi bien avec moins de ressources. La différence entre une gestion bureaucratique et une gestion un peu plus débrouillarde, c’est ça.

Le problème, c’est le gouvernement

Le problème des CHSLD, ce n’est pas la présence du privé. C’est l’incompétence du gouvernement à gérer ses propres établissements et son refus d’offrir assez de places, suffisamment financées, à nos concitoyens les plus hypothéqués, qui vivent leurs derniers mois de vie. Au lieu de conventionner de nouveaux établissements privés et de leur fournir les mêmes ressources que dans le réseau public pour s’occuper de leurs résidents, la plus récente trouvaille bureaucratique a été «d’acheter» des places dans des CHSLD privés non conventionnés. Les places sont donc subventionnées en partie, mais pas autant que dans les CHSLD gouvernementaux ou que les privés conventionnés. On gratte, gratte, gratte encore, sur le dos des vieux.

J’ai hâte de voir les maisons des aînés. On annonce 2600 places d’ici 2022, mais elles ne seront certainement pas toutes prêtes le 1er janvier au matin. Et aux dernières nouvelles, près de 3500 personnes attendaient pour une place en CHSLD, un chiffre qui va continuer de croître puisque la population vieillit…

De la morale mal placée

Au Canada, des politiciens et des commentateurs ont commis l’erreur de faire de la présence du privé en santé une question morale, alors que ce qui compte avant tout est que les patients reçoivent les meilleurs soins possibles dans les meilleurs délais. Si des entrepreneurs réussissent à atteindre cet objectif tout en réalisant des profits, grâce à leur ingéniosité et à leur débrouillardise, où est le problème?

On a oublié ce qu’est à la base un entrepreneur: c’est quelqu’un qui répond à un besoin ou qui trouve une solution pour régler un problème. En santé, un entrepreneur va trouver des façons de soigner mieux à coût égal, ou de soigner aussi bien à moindre coût, selon les ressources que l’assureur (chez nous, le gouvernement) va mettre à sa disposition.

Les bons entrepreneurs trouvent généralement des nouvelles idées plus facilement qu’un comité de planification bureaucratique. Sinon, ils finissent par être supplantés par d’autres, plus talentueux. Ce dynamisme et cette créativité entrepreneuriales peuvent être mises à profit à l’intérieur du système public, tout en préservant l’universalité des soins, que l’on souhaite tous préserver. Ce qui reste fondamental, c’est que le gouvernement assure la couverture des soins, et non qu’il possède les clés du bâtiment dans lequel ils sont données. On le voit en Europe. On l’a vu dans nos CHSLD.

Un projet-pilote révélateur

Une expérience récente l’a aussi démontré, dans le Grand Montréal. Un projet-pilote impliquant les cliniques Rockland MD (Montréal), DIX30 (Brossard) et Opmedic (Laval) a duré quatre ans. Il avait pour but d’alléger les listes d’attente en chirurgie. Ces cliniques, normalement séparées du réseau public et très coûteuses d’accès, sont devenues accessibles au commun des mortels en vertu d’ententes avec le gouvernement, qui a accepté de financer les coûts des chirurgies.

Concrètement, pour le patient, ça s’est passé comme à l’hôpital: on y présentait sa carte d’assurance-maladie, et non sa carte de crédit. Pendant une période de trois ans allant de mai 2016 à avril 2019, près de 50 000 opérations ont été réalisées dans les trois cliniques privées faisant partie du projet-pilote. (Le projet a ensuite été reconduit par le ministère de la Santé pour un an, puis des ententes individuelles ont été prises directement entre des hôpitaux et des cliniques.)

“Les incitations à la performance dans les cliniques privées (le «méchant» profit) font en sorte que tout est organisé pour que ça roule rondement.”

Vous dites qu’on aurait pu simplement effectuer ces opérations dans le réseau public, en y rapatriant les effectifs? En théorie, oui. En pratique, non. Pourquoi? Parce, le temps étant de l’argent, les incitations à la performance dans les cliniques privées (le «méchant» profit) font en sorte que tout est organisé pour que ça roule rondement: on prévoit du personnel pour que tout soit prêt à l’heure prévue et on s’assure qu’il n’y aura pas d’annulation. On aménage aussi les lieux pour être efficace et éviter les pertes de temps en déplacements (par exemple, dans les hôpitaux, la salle de préparation et la salle d’opération ne sont pas nécessairement sur le même étage).

En moyenne, les médecins évaluent que leur productivité est de 20 à 40 % plus élevée lorsqu’ils opèrent dans une clinique de chirurgie privée que lorsqu’ils travaillent à l’hôpital. Autrement dit, dans le réseau public, à effectifs équivalent, ce n’est pas 50 000 opérations qu’on aurait effectuées, mais de 36 000 à 42 000. Le reste serait allé sur la pile. Et on ne parle que de trois cliniques…

La cerise sur le sundae est que le coût des chirurgies au privé est moins élevé que dans le réseau public. Et le crémage en extra, que la satisfaction des patients est extrêmement élevée. Dans un projet précédent, le taux de satisfaction était de 98 %. Un chef de service en chirurgie notait alors qu’«à l’hôpital, quand tu as 60 %, tu es content». Comme disait Joey : «What’s not to like?».

Qu’est-ce qui est vraiment choquant?

L’idée de faire des profits sur des soins vous choque? Personnellement, ce qui me choque, c’est que des gens passent une trentaine d’heures sur une civière à l’urgence, qu’ils dépérissent pendant des mois en attendant de se faire opérer, ou qu’ils marinent dans leurs souillures, attachés à leur lit. Comme je l’expliquais dans un précédent texte, la quasi-totalité des systèmes publics européens comprennent une part importante de fournisseurs privés, dans des proportions qui peuvent atteindre les 40 et même les 50 %, dans des pays comme la France, l’Allemagne et l’Italie, et ça ne fait que rendre les rendre meilleurs. Même un pays comme la Suède, où la quasi-totalité des hôpitaux sont gérés par l’État (comme ici) a quelques hôpitaux à but lucratif à l’intérieur de son système public. Devinez quel est le meilleur hôpital de Stockholm?

De plus, contrairement à ce que croient bien des politiciens et commentateurs, les Québécois sont largement favorables à une diversification des fournisseurs de soins tant que l’État continue d’assurer le financement. La réponse reste la même lorsqu’il est spécifiquement question d’entrepreneurs privés.

La preuve est dans le pouding, ici et ailleurs. Il n’y a rien de magique, c’est purement économique. L’entrepreneuriat est une puissante force de progrès dans tous les domaines. Il n’y a aucune raison pour que cette force ne puisse être profitable en santé, comme elle l’est dans la plupart des pays qui nous ressemblent.

Notre système de santé a grandement besoin d’innover. Les bonnes intentions sont là. Ça prend maintenant de bonnes incitations, pour que le système puisse changer de lui-même, sans lui faire subir l’affront d’une nouvelle réforme dont personne ne veut. Lui insuffler un peu plus d’entrepreneuriat en est une. Il y en a d’autres. On s’en reparle sous peu.

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