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Pour un Québec fou de sa jeunesse

En 2014, le nombre de pilules de Ritalin consommées au Québec a grimpé de 12 % par rapport à 2013...
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Les statistiques officielles relatives à la santé mentale des jeunes ont de quoi nous inquiéter ou, à tout le moins, nous interroger.

«La prévalence des problèmes de santé mentale au Canada est la plus grande chez les jeunes et les jeunes adultes. [...] Les taux de visite au service d'urgence et d'hospitalisation en raison de troubles mentaux chez les enfants et les jeunes ont augmenté de 45 % et de 37 %, respectivement, entre 2006-2007 et 2013-2014. [...] L'utilisation de médicaments psychotropes est courante -- un jeune sur 12 a reçu un médicament pour traiter les troubles anxieux ou de l'humeur ou un antipsychotique en 2013-2014 -- et a augmenté au fil du temps.»[1]

On observe ainsi une augmentation importante du nombre de jeunes diagnostiqués pour des troubles mentaux et qui prennent des médications psychotropes, soit une hausse de l'ordre du 200 à 500% au cours des vingt dernières années.

Un état des lieux préoccupant

La situation du trouble du déficit d'attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) est particulièrement préoccupante. Selon l'Enquête québécoise sur la santé des jeunes du secondaire [2], 13% d'entre eux ont reçu un diagnostic de TDAH confirmé par un médecin et les Québécois consomment 35% des médicaments anti-TDAH (Ritalin, Concerta...) prescrits au Canada.

En 2014, le nombre de pilules de Ritalin consommées au Québec a grimpé de 12 % par rapport à 2013, faisant du Québec la province canadienne où la consommation de ce type de médicament est la plus élevée, en proportion de sa population.

D'autres données ont de quoi inquiéter! Selon des études réalisées au cours des dernières années dans les Centres jeunesse de la région de Montréal, 20 à 36 % des jeunes de 12 à 17 ans hébergés reçoivent une médication psychotrope; la prise de médication psychotrope s'inscrit couramment dans la démarche générale de rééducation et de relation d'aide, si bien que près d'un jeune sur deux a un diagnostic de trouble mental inscrit au dossier et près de deux jeunes sur cinq prennent un ou des médicaments psychotropes.

Les statistiques internes du Regroupement des Auberges du cœur du Québec (RACQ) révèlent qu'en près de 10 ans, les «problèmes de santé mentale» chez les résidants ont augmenté de 176 %. Or, l'avenir laisse entrevoir le pire. En effet, une recension des études démontre que l'on prescrit à de plus en plus de jeunes, de plus en plus tôt dans leur vie (0-5 ans), de plus en plus deux ou trois médicaments au même jeune, pour de plus en plus longtemps (voire toute la vie) [3].

Quand la biologie l'emporte sur les déterminants sociaux

Pour bon nombre de personnes, la hausse de la médicalisation résulte des progrès réalisés dans le domaine des sciences biomédicales, de la génétique, de la neurologie et de la pharmacologie.

De plus en plus d'intervenants s'interrogent toutefois sur la validité d'une telle explication. Cette médicalisation accrue des difficultés vécues par les jeunes serait-elle une réponse inadéquate, généralisée et simpliste à la transformation des normes économiques, politiques, sociales et culturelles au sein de la société?

La mutation des liens sociaux et des solidarités, le changement de regard sur l'être humain, l'affaiblissement du support offert aux élèves en difficulté dans les écoles (sans parler de l'augmentation du ratio maître-élève), les changements des repères diagnostiques et l'influence de l'industrie pharmaceutique jouent un rôle majeur dans le regard qui est porté sur les «problèmes de santé mentale» vécus par les jeunes.

Au Québec, ces moteurs sont renforcés par le mode d'organisation actuel du réseau de la santé et des services sociaux et les transformations des politiques sociales, où la médication est la réponse presque exclusive à la souffrance sociale et psychique [4].

En l'absence de services psychologiques gratuits dans des délais raisonnables, les services médicaux/psychiatriques constituent souvent la seule option accessible. On constate également que plusieurs éléments pèsent lourd dans le choix de prescrire des psychotropes aux enfants et adolescents: les prescriptions de plus en plus indépendantes des diagnostics, de moins en moins de véritables diagnostics médicaux, des évaluations de la santé mentale des jeunes qui demeurent «subjectives» et, enfin, la tolérance de moins en moins grande à la dérangerosité des comportements.

Il ne faut pas non plus sous-estimer, dans la balance, les intérêts conjugués de l'industrie pharmaceutique, du marché des assurances privées et des contraintes budgétaires des gouvernements. Les dépistages précoces et/ou systématiques, encouragés dans le dernier plan d'action québécois en santé mentale, ont pour effet de multiplier les diagnostics, surtout dans les familles les plus pauvres, de stigmatiser toute une jeunesse en difficulté et d'accroître du même coup leurs problèmes (effet Pygmalion ) [5].

De plus en plus de difficultés scolaire, familiale, relationnelle, économique, existentielle, etc. sont ainsi considérées comme des pathologies à traiter avec des moyens pharmacologiques alors que leurs causes profondes devraient être recherchées ailleurs que dans des dysfonctionnements d'ordre biologiques ou neurologiques.

La pauvreté, les inégalités de revenus, le chômage et les transformations du marché du travail, les problèmes d'accès aux services sociaux et de soutien en milieu scolaire, des conditions de logement difficiles, surtout dans les milieux défavorisés... sont des facteurs déterminants de l'état de santé physique et mentale. Cela est vrai pour les adultes mais aussi pour les enfants de tous âges. Pourtant, les dépistages glissent vers un usage des médicaments psychotropes comme «moyen de prévention»: dans le doute on prescrit, «ça ne peut pas faire de mal».

Est-ce vraiment le genre d'avenir que l'on veut préparer pour la jeunesse? Vu sous cet angle, on est en droit de s'interroger sur les seuls impacts qu'auront les mesures d'austérité imposées aux Centres de la petite enfance (CPE) et aux établissements scolaires et, par conséquent aux familles, impacts qui se mesureront sur la jeunesse actuelle et sur les adultes de demain.

Une autre perspective est possible

Les jeunes en difficulté se butent à de nombreux obstacles dans leur intégration, obstacles dus aux inégalités sociales, souvent à la racine de la détresse psychologique et de l'isolement social.

Or, une stricte lecture individuelle et biomédicale de ces difficultés (de plus en plus définies comme des «troubles» de santé mentale) ne saurait ouvrir la voie à l'élaboration de mesures efficaces et adéquates afin de mieux accompagner ces enfants et adolescents.

Au contraire, il nous semble aujourd'hui incontournable de développer des approches alternatives et des actions plus collectives afin de répondre à ces situations. L'attention mise sur le diagnostic détourne scandaleusement une attention qui devrait plutôt se porter sur le contexte d'émergence de ces comportements. En conséquence, les déterminants sociaux de la santé sont niés, de même que l'analyse sociale et structurelle qui pourrait alimenter des actions politiques significatives pour faire face aux causes des inégalités sociales (plutôt que de strictement médicamenter les symptômes).

Il nous apparait impératif de faire face à ces enjeux et de collectivement déconstruire le recours à la médication comme étant une finalité et «la» seule solution aux difficultés que vivent les jeunes.

En ce sens, les approches alternatives en santé mentale développées par l'Association des groupes d'intervention en défense de droits en santé mentale du Québec ( AGIDD-SMQ) et le Regroupement des ressources alternatives en santé mentale du Québec (RRASMQ) proposent des lectures critiques de la santé mentale, oeuvrent à développer l'appropriation du pouvoir des personnes et à développer et diffuser des outils pour assurer un suivi de leurs conditions et médication par et pour eux-mêmes, tout en assurant une continuité de liens avec des personnes significatives.

L'idée n'est pas d'être pour ou contre la médication, il s'agit plutôt d'outiller et d'informer les jeunes, leurs proches et les intervenants afin qu'ils reprennent du pouvoir et du contrôle sur leur vie, dans une perspective de défense des droits. Ce genre d'approches alternatives doit être défendue et promue, car ces dernières aident concrètement les personnes à vivre dans la liberté et la dignité, en égalité et en droit.

En ce sens, le RRASMQ, l'AGIDD-SMQ ainsi que le Regroupement des Auberges du cœur du Québec (RACQ) tiendront le 15 avril prochain un Forum québécois sur la médicalisation des difficultés vécues par les jeunes. Des intervenants jeunesse provenant d'une diversité de milieux, ainsi que des jeunes ayant vécu ou vivant des difficultés identifiées comme problème de santé mentale se réuniront pour répondre à ces questions importantes: comment répondons-nous aux difficultés vécues par les jeunes? Ces réponses sont-elles adéquates? Comment mieux faire face aux problématiques, dans le respect du vécu des personnes?

Ce Forum, pierre d'assise d'un mouvement plus large souhaitant questionner la médicalisation accrue des enfants et adolescents du Québec, donnera le ton en faveur d'un regard différent sur ces questions que nous ne pourrions, en tant que société, éviter encore longtemps.

La série sur la Santé mentale des enfants (Young Minds Matter) est une nouvelle initiative du Huffington Post destinée à ouvrir un débat sur la santé mentale et émotionnelle des enfants, de sorte que les plus jeunes se sentent aimés, appréciés et compris.

À cette occasion, son Altesse Royale la duchesse de Cambridge est rédactrice en chef invitée. Nous allons discuter des problèmes, des causes et surtout des solutions face à la stigmatisation entourant la santé mentale chez les enfants.

[1] Institut canadien d'information sur la santé (ICIS), mai 2015, Les soins aux enfants et aux jeunes atteints de troubles mentaux.

[2] Enquête québécoise sur la santé des jeunes du secondaire, Tome 2. Le visage des jeunes d'aujourd'hui: leur santé mentale et leur adaptation sociale 2010-2011, Institut de la statistique du Québec, 2013

[3] RACQ (2012), Bernadette Dallaire, Pierre Gromaire, Michael McCubbin, Mélanie Provost et Lucie Gélineau, Les réponses aux besoins des jeunes hébergés dans les Auberges du cœur de Québec et de Chaudière-Appalaches: comment viser l'affiliation sociale dans un contexte de médicalisation des problèmes psychosociaux?

[4] Rodriguez, L., Corin, E. et M-L Poirel (2001), Le point de vue des utilisateurs sur l'emploi de la médication en psychiatrie: une voix ignorée, Revue de psychologie du Québec, Vol 2, No 2, pages 201 à 223.

[5]L'effet Pygmalion a été d'abord mis en lumière dans une étude sur le verdict scolaire et l'effet de ce verdict sur la progression des élèves. Des enseignants à qui on avait indiqué qu'un groupe était plus doué avait tendance à investir positivement cette classe et à l'évaluer à la hausse. D'un autre côté, les groupes identifiés faussement comme plus faibles étaient négligés et notés à la baisse. Ainsi, le préjugé de départ sur un individu ou un groupe modifie nos rapports à ceux-ci et ont un impact sur l'investissement et l'évaluation de ces derniers.

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Mai 2017

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