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Privilèges et malaises en coopération internationale

Assis sur le quai, j'ai ressenti ce fameux malaise, un sentiment que je ressens trop souvent en tant que jeune homme blanc privilégié.
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Ce billet du blogue Un seul monde, une initiative de l'AQOCI et du CIRDIS, a été écrit par Charles Saliba-Couture, fondateur et coordonnateur du blogue et chargé de projets au Centre interdisciplinaire de recherche en développement international et société (CIRDIS). Il écrit toutefois ce billet à titre personnel.

L'idée de cet article m'est venue alors que j'étais dans un magnifique chalet au bord d'un lac, accompagné de ma famille et de mon chien. Assis sur le quai, j'ai alors ressenti ce fameux malaise, un sentiment que je ressens trop souvent en tant que jeune homme blanc privilégié œuvrant dans le domaine de la coopération internationale, domaine qui a, rappelons-le, pour objectif (général et simplifié) de réduire la pauvreté et les inégalités dans le monde.

Suite à une discussion avec des amis et collègues, je me suis rendu compte que je n'étais peut-être pas le seul à ressentir ce malaise.

Un espace de dialogue sur nos privilèges

Je tiens d'abord à mentionner qu'il ne s'agit pas ici de dire que nous sommes trop rémunérés - je serais d'ailleurs plutôt de ceux à penser que plusieurs dans le domaine de la coopération internationale ne le sont pas suffisamment, compte tenu de leurs expériences, de leurs responsabilités et des nombreuses heures supplémentaires (non payées) si typiques dans ce domaine où les ressources sont limitées et les objectifs si élevés.

Je remarque simplement qu'on n'ose pas trop parler de ce malaise, de ce dilemme, de ce paradoxe qui découle de nos privilèges dans un contexte professionnel où la lutte contre la pauvreté et les inégalités occupe une place centrale - une discussion qui s'avère selon moi pourtant nécessaire, ne serait-ce que par honnêteté intellectuelle envers nous-mêmes et les populations des pays en développement avec lesquelles nous travaillons.

«Le pauvre devine ce que donne la richesse, le riche ne sait ce que signifie la pauvreté.» Proverbe chinois

Certains se demanderont peut-être à quoi une discussion ou une réflexion sur nos privilèges servirait concrètement s'il n'y a pas de résultats tangibles, d'actions concrètes. Pourtant, les perceptions, les mentalités, les remises en question sont autant d'éléments essentiels (et souvent invisibles) à la rigueur et à la pertinence des pratiques et interventions en coopération internationale.

Un espace de dialogue sur nos privilèges pourrait par exemple sensibiliser les praticiens du développement œuvrant à l'étranger à l'importance des perceptions locales de leurs interventions. Comme le soulignent plusieurs chercheurs, nous transportons un bagage, ne serait-ce que par notre couleur de peau, notre sexe, les vêtements que nous portons et autres «pratiques, habitudes et discours du quotidien» largement répandus dans le domaine, qui témoignent de nos privilèges et qui peuvent parfois engendrer une certaine méfiance chez les populations locales.

Il va s'en dire que cette méfiance peut mettre en péril l'efficacité et la légitimité d'un programme ou projet de développement, d'où l'importance de prendre conscience, de reconnaître et de verbaliser nos privilèges.

Notre rapport à la pauvreté: des questions sans réponses

Se questionner sur ses privilèges en tant que professionnels dans le domaine de la coopération internationale nous amène forcément à poser un ensemble de questions sur notre rapport à la pauvreté, dont les réponses sont loin d'être évidentes: devons-nous vivre la pauvreté pour la comprendre et en parler? Des séjours ou missions dans les pays en développement suffisent-ils pour prétendre en connaître la signification et la portée? Doit-on profiter des privilèges et du pouvoir que nous avons afin de parler au nom de ceux et celles qui n'en ont pas les moyens ou même le droit? Si oui, de quelle manière et dans quelles conditions? Une simple consultation auprès des populations à qui s'adressent les programmes et projets de développement suffit-elle afin de parler au nom des populations pauvres consultées, et ainsi asseoir la légitimité de nos actions?

Notre compréhension de la pauvreté ne dépend-elle pas de plus en plus trop souvent de formulations réductrices qui se limitent à un certain seuil de revenu (1,25 $ par jour) et à un ensemble de statistiques et de connaissances accumulées par des experts? N'est-elle pas plutôt une multitude de réalités vécues et ressenties? Si la pauvreté est d'abord et avant tout ressentie donc subjective, comment en parler sans l'avoir vécue?

Il ne s'agit pas simplement de questionnements théoriques ou philosophiques, car lorsque nous, groupes privilégiés, parlons de «pauvreté» et de populations «pauvres», cela sous-entend aussi certaines représentations et catégories construites socialement qui déterminent entre autres si, oui ou non, un groupe est considéré «pauvre», comment ces populations en situation de pauvreté sont perçues (victimes, partenaires ou menaces), quelles sont leurs caractéristiques (femme ou homme, rural ou urbain, fermier ou sans terre, etc.), et si elles sont éligibles aux programmes ou projets de développement que l'on souhaite mettre sur pied.

Autres privilèges, autres malaises

Outre notre rapport à la pauvreté, la réflexion sur nos privilèges doit nécessairement traiter des inégalités au sens large, afin d'englober d'autres types de privilèges - et d'autres types de malaises! Je nommerai rapidement deux exemples qui résonneront sûrement chez plusieurs dans le domaine et qui illustrent des situations où les privilèges d'un individu ou d'un groupe peuvent nuire à sa légitimité et à sa crédibilité.

Pensons entre autres aux nombreuses conférences où l'ensemble des conférenciers sont Nord-Américains ou Européens, alors que la rencontre traite d'une problématique en Haïti ou en République démocratique du Congo. Il n'est pas rare d'entendre des participants dans l'audience se lever et reprocher aux orateurs leur passé néo-colonisateur ou leur méconnaissance des réalités locales.

Autre exemple, cette fois sur les inégalités entre les sexes. Plusieurs se questionnent à savoir si les hommes (pro)féministes, malgré leurs bonnes intentions, seraient de «faux amis» des mouvements féministes en raison de leurs privilèges en tant que mâles et posent la question implicite: faut-il être une femme pour parler de féminisme? Les hommes (pro)féministes doivent-ils limiter leur rôle à celui d'«auxiliaires»?

Bref, des questions controversées et sensibles et des malaises légitimes.

De la prise de conscience à l'action?

Ces questions sont, en effet, complexes, mais une chose est certaine: une réflexion et une prise de conscience de nos privilèges ainsi qu'un espace de dialogue sur cette problématique de fond sont nécessaires, et ce, au-delà du domaine de la coopération internationale.

Toutefois, prendre conscience de nos privilèges suffit-il réellement? En vue d'en arriver à une société plus juste et égalitaire, ne devons-nous pas collectivement, en tant que population privilégiée, limiter nos privilèges et minimiser notre pouvoir (disempowerment)? Plus fondamentalement, les 1% les plus riches possédant plus que le reste de la population mondiale sont-ils prêts à céder leurs privilèges?

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