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«Infowar» sur Internet: extension du domaine de la lutte entre grandes puissances

Pour séduire, l'entourage de Vladimir Poutine coordonne une armée de communicants et de médias, télévisés ou Internet. Spectatrice, l'Union européenne se retrouve dans l'incapacité d'y répondre.
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Vladimir Poutine, en Europe, jouit d'un confortable de capital sympathie. Bien évidemment auprès de la plupart des russophones, mais aussi auprès des nationalistes de toutes les nations et, plus généralement, chez tous ceux qui voient en lui un homme fort, jamais avare de prouesses. Idem dans son pays, où son action dans le dossier ukrainien est appuyée par 85% de la population.

Et pour les séduire, l'entourage du président russe coordonne une armée de communicants et de médias, télévisés ou Internet. Spectatrice, l'Union européenne se retrouve dans l'incapacité d'y répondre avec efficacité.

Le rouleau compresseur russe

Vesti, Sputnik, the Internet Research Agency ou encore Valdai sont autant de think-tanks et de médias acquis à la cause du Kremlin, véritables courroies de transmission du pouvoir central russe, irradiant dans tout le pays et à l'étranger.

Mais la communication de Moscou ne s'arrête pas aux frontières russes. Désireuse de faire entendre sa voix à l'étranger, la Russie accède à ses pays limitrophes sur le flanc ouest, en partie russophones, par le biais de ses chaînes de télévision officielles de langue russe, mais aussi à un grand nombre d'autres pays dans le monde, en lançant des programmes dans d'autres langues.

C'est tout l'enjeu de Russia Today (RT), chaîne d'information en continu créée en 2005 par l'agence gouvernementale RIA Novosti, et diffusant, en plus du russe, en anglais, en arabe et en espagnol. Revendiquant sont statut de contrepoint aux médias occidentaux, RT est regardée par plus de 630 millions de téléspectateurs dans le monde, dont plus de 120 millions en Europe. Avec 1,5 million d'abonnés sur YouTube, elle est la chaîne d'information la plus suivie sur Internet, loin devant Al Jazeera, CNN, BBC World, France 24 ou encore Euronews.

Internet, il en est justement question dans la stratégie d'influence du Kremlin. En plus du lancement de nombreux pure-players, il s'est offert les services d'une armada de petites mains, dont l'activité principale est de noircir de commentaires les réseaux sociaux et sites d'actualité étrangers de propos favorables à Poutine, dans des proportions industrielles. Au plus fort de la crise ukrainienne, le Guardian rapporte que ses modérateurs avaient à traiter 40 000 commentaires pro-Kremlin par jour.

Ce matraquage est efficace. Au sein de l'Union européenne, de plus en plus de citoyens admirent les qualités de dirigeant de Poutine. Parmi les mouvements gaullistes et souverainistes, historiquement réfractaires à l'atlantisme et au fédéralisme, mais pas seulement, 72% des Français estiment que Poutine est un dirigeant «énergique», ils sont 56 % à considérer qu'il «défend bien les intérêts de son pays».

Cette force de frappe ne trouve pas son équivalent en Europe. Si le vieux continent est ultraperméable au discours russe - au point qu'un certain nombre d'éditorialistes européens n'hésitent pas à se l'approprier et à le relayer - l'inverse n'est pas vrai. On compte sur les doigts d'une main les Russes approuvant la politique étrangère européenne sur le dossier ukrainien. Ce déséquilibre est évidemment préjudiciable. Il pose la question de la capacité de l'UE à se défendre non pas sur le plan militaire, mais informationnel. Il renvoie l'image d'un continent n'ayant pas saisi l'importance de développer une stratégie d'influence efficace, particulièrement en période de conflits. Il donne l'impression d'un certain amateurisme, et contribue à répandre la vision d'une Europe faible et dominée. Dominée, l'UE l'est surtout sur le plan de la communication.

Effet CNN 2.0

Dans le traitement médiatique des conflits, la Russie n'a pas toujours été hégémonique. Lorsqu'éclate la guerre du Golfe en 1990, ce sont les États-Unis qui parviennent à tirer la couverture à eux, grâce à l'introduction par CNN du modèle d'information en direct et en continu. La chaîne d'information américaine possède le monopole de la technologie satellitaire, et en profite largement. Les reportages qu'elle diffuse seront repris par toutes les télévisions du monde.

Pour couvrir au plus près le conflit, CNN invente le concept de l'«embedding», qui consiste à greffer des journalistes aux unités de combat. L'«embedding» est surtout un moyen de montrer la guerre via une grille de lecture pro-américaine. Cette technique s'avère ultra-efficace pour obtenir les faveurs de l'opinion internationale, qui suit l'évolution du conflit par un biais américano-centré. Les images montrent des victimes américaines pour lesquelles les spectateurs éprouvent de l'empathie, tandis que l'ennemi, invisible, sans visage et sans voix, n'inspire aucune compassion.

Ce contrôle de la totalité de l'imagerie guerrière sera plus tard appelé le «CNN effect». Si la méthode est redoutable - aux États-Unis, 70 % de la population appuie l'invasion illégale de l'Irak par les troupes de George Bush - elle ne perdurera cependant pas dans le temps. La technologie satellitaire se répand, l'influence de CNN s'émousse face à la variété des sources.

Aujourd'hui, le média le plus influent n'est plus la télévision mais Internet. Chaque internaute passe en moyenne 4,8 heures par jours sur le Web via un ordinateur, 2,1 heures via un téléphone. Si on ne peut pas parler stricto sensu de «CNN Effect», dans la mesure où tous les pays ont accès à Internet et que les Russes ne sont donc pas en situation de monopole, l'omniprésence du discours russe sur la Toile évoque incontestablement cet effet CNN. La domination n'est plus technologique, quoique, mais logistique et, surtout, rhétorique. Si le discours du Kremlin est si visible, c'est qu'il est très présent, d'accord, mais surtout très bien rodé. On ne peut pas en dire autant de celui de l'UE.

L'UE en quête d'une vraie narration

Les meilleurs ambassadeurs des éléments de langage russes ne sont pas les bataillons de trolls que nous évoquions plus haut, mais le journaliste, l'élu, l'internaute moyen qui aura été convaincu par ces éléments de langage, et les relayera à son tour. Ces porte-voix se comptent par centaines de milliers, et n'émergent pas par hasard. Ils apparaissent car ils se sont retrouvés dans la communication du Kremlin, une communication qui segmente mais ne laisse pas indifférent. Libre à chacun d'en penser ce qu'il veut sur le fond, impossible cependant de ne pas reconnaître à Moscou un sens aigu du storytelling, une façon de présenter le conflit et sa genèse sous un jour original et séduisant.

L'Europe est d'autant plus poreuse face à ce discours qu'elle ne propose rien, ou presque, pour le contrer. En juin, un «plan stratégique d'action» visant à développer une «contre-narration» sera présenté lors du sommet des chefs d'État de l'UE. Il devrait prévoir la publication de messages-clés, d'articles, d'opinions, d'infographies, y compris en langue russe. Une équipe de communication devrait être mise sur pied, composée de membres du Service d'action extérieure (SEAE), du Conseil et de la Commission.

Si l'initiative semble bonne, on peut regretter qu'elle soit un peu tardive, un peu timide - aucune communication ou presque n'a été faite sur le sujet - mais aussi et surtout qu'elle soit purement «négative», ayant pour seule ambition de «détricoter» l'argumentaire russe.

Plutôt que de se contenter d'essayer de déconstruire la campagne d'influence russe, ce qui ne manquera pas d'être perçu comme un suivisme un peu maladroit, l'UE se doit de trouver sa propre narration, son propre storytelling. Les lignes de force de cette vision européenne du conflit ukrainien, et plus généralement de la place de l'UE dans le monde, doivent apparaître dans les médias en ligne, sous la plume d'experts, de politiciens, d'entrepreneurs, etc. Ce n'est qu'à ce prix que l'Europe se dotera d'une voix susceptible de rencontrer un maximum d'écho, et qu'elle forgera le fond idéologique dont elle manque actuellement pour constituer une opposition crédible, constructive.

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