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C'est dur d'être aimé par des cons

Si le Prophète Mahomet était parmi nous aujourd'hui, se prononcerait-il seulement sur les événements de? Et si c'était le cas, dirait-il: «Je suis Charlie» ou «Je suis Kouachi et Coulibaly»?
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On ne me fouettera jamais pour avoir écrit ce texte. Raif Badawi, lui, a été condamné à 1000 coups de fouet et 10 ans prison pour avoir blogué.

Commençons par imaginer la situation. Si le Prophète Mahomet était parmi nous aujourd'hui, se prononcerait-il seulement sur les événements de Charlie Hebdo? Et si c'était le cas, dirait-il: « Je suis Charlie » ou « Je suis Kouachi et Coulibaly » ? Ou encore « Je ne suis ni Charlie, ni Kouachi, ni Coulibaly » ? S'il se trouvait aujourd'hui à Paris, comment s'adresserait-il à Charlie Hebdo ?

Dirait-il à Charb: Al Salem alikoum (que la paix soit avec vous) ? Dis-moi mon fils, est-ce moi ce petit bonhomme avec des testicules blancs sur la tête et des yeux globuleux comme deux escargots ? Penses-tu vraiment qu'en exposant mes fesses sur ton journal tu arrêteras le dogmatisme et le fondamentalisme islamique qui datent de l'âge médiéval ?

Demanderait-il aux frères Kouachi et à Coulibaly : Pensez-vous vraiment mes enfants que je sois le Mahomet de ce dessin? Croyez-vous que je sois si petit et faible que des caricatures sur un journal puissent me ridiculiser et détruire mon message ?

Je doute fort que les Kouachi, Coulibaly, Bibeau et Rouleau aient lu le livre de Mahomet. S'ils avaient pris la peine de le lire dans son intégralité, ils auraient compris que les Mecquois, proches de Mahomet, furent les premiers à le ridiculiser, de son vivant et à maintes reprises, le traitant de menteur, de manipulateur, de fou et parasitant sa prédication:

« Et quand on leur récite Nos versets bien clairs, ceux qui ont mécru disent à propos de la vérité, une fois venue à eux : c'est la magie manifeste » (sourate 46, verset 7);
« Et ils disent : ô toi sur qui on a fait descendre le rappel, tu es certainement fou » (sourate 15, verset 6);
« Les mécréants disent : tout ceci n'est qu'un mensonge qu'il a inventé, et où d'autres gens l'ont aidé. Or, ils commettent là une injustice et un mensonge » (sourate 25, verset 4);
« Et ceux qui avaient mécru dirent : ne prêtez pas l'oreille à ce Coran, et faites du chahut (pendant sa récitation), afin d'avoir le dessus » (sourate 41, verset 26).

L'Ontarien John Maguire me traiterait de fausse musulmane, j'en suis convaincue. Il dirait que j'ignore mon Coran et précisément les trois célèbres versets que les djihadistes ne cessent de répéter sur les sites internet et de peindre sur les murs de Syrie et d'Irak :

« Et ceux qui ne jugent pas d'après ce qu'Allah a fait descendre, les voilà les mécréants » (sourate 5, verset 44);
« Et ceux qui ne jugent pas d'après ce qu'Allah a fait descendre, ceux-là sont des injustes » (sourate 5, verset 45);
« Ceux qui ne jugent pas d'après ce qu'Allah a fait descendre, ceux-là sont les pervers » (sourate 5, verset 47) ?

En tant que musulmane, je voudrais demander à tous les islamistes et les islamistes djihadistes, particulièrement les convertis : êtes-vous aveugles ou cons ? Ces versets sont sortis de leur contexte textuel, arrachés de leur histoire pour servir le sectarisme et le tribalisme islamique. Ne sont-ils pas en effet précédés d'autres versets qui leur donnent du sens, tels entre autres les versets 43 et 46 ?

« Mais comment te demanderaient-ils d'être leur juge quand ils ont avec eux la Thora dans laquelle se trouve le jugement d'Allah ? Et puis, après cela, ils rejettent ton jugement. Ces gens-là ne sont nullement les croyants » (sourate 5, verset 43);
« Nous avons fait descendre la Thora dans laquelle il y a guide et lumière. C'est sur sa base que les prophètes qui se sont soumis à Allah, ainsi que les rabbins et les docteurs jugent les affaires des Juifs. Car on leur a confié la garde du Livre d'Allah, et ils en sont les témoins. Ne craignez donc pas les gens, mais craignez-moi. Et ne vendez pas Mes enseignements à vil prix. Et ceux qui ne jugent pas d'après ce qu'Allah a fait descendre, les voilà les mécréants » (sourate 5, verset 44);
« Et Nous y avons prescrit pour eux vie pour vie, œil pour œil, nez pour nez, oreille pour oreille, dent pour dent. Les blessures tombent sous la loi du talion. Après, quiconque y renonce par charité, cela lui vaudra une expiation. Et ceux qui ne jugent pas d'après ce qu'Allah a fait descendre, ceux-là sont des injustes » (sourate 5, verset 45);
« Et Nous avons envoyé après eux Jésus, fils de Marie, pour confirmer ce qu'il y avait dans la Thora avant lui. Et nous lui avons donné l'Évangile, où il y a guide et lumière, pour confirmer ce qu'il y avait dans la Thora avant lui, et un guide et une exhortation pour les pieux » (sourate 5, verset 46);
« Que les gens de l'Évangile jugent d'après ce qu'Allah y a fait descendre. Ceux qui ne jugent pas d'après ce qu'Allah a fait descendre, ceux-là sont les pervers » (sourate 5, verset 47) ?

Questionnez-vous. Dans ces versets, Allah parle-t-Il des musulmans, ou des juifs et chrétiens? Des juifs de Médine ou ceux de France ? Désigne-t-Il par ses propos tous les juifs de Médine ou seulement un groupe parmi eux ? Vous remarquerez que dans les versets 43, 44 et 45 Allah parle d'un conflit impliquant deux parties juives de Médine, qui appellent à l'arbitrage de Mahomet. Allah mentionne qu'ils ont leur Livre : la Tora, leurs rabbins, leurs lois, dont celle du talion, et n'ont pas besoin de Mahomet pour les juger. Et ceux parmi les juifs qui ne suivent pas la Tora sont les mécréants et les injustes. Dans les versets 46 et 47, Allah parle des chrétiens et du guide de lumière qu'ils ont reçu en l'Évangile et, loin de les condamner dans leur ensemble, ne critiquent au contraire que les « pervers » parmi eux qui ne jugent pas selon leur Livre. Dans ces versets, Allah nous demande-t-Il de procéder à la conversion par la force des juifs et chrétiens ? Exige-t-Il leur mort ? Bien sûr que non ! Mentionnons également son adresse à Mahomet du verset 48 :

« Et sur toi (Mahomet), Nous avons fait descendre le Livre avec la vérité, pour confirmer le Livre qui était là avant lui et pour prévaloir sur lui. Juge donc parmi eux d'après ce que J'ai fait descendre. Ne suis pas leurs passions, loin de la vérité qui t'est venue. À chacun de vous Nous avons assigné une législation et un plan à suivre. Si Je l'avais voulu, certes J'aurais fait de vous tous une seule communauté. Mais Je veux vous éprouver en ce que Je vous donne. Concurrencez-vous donc dans les bonnes œuvres. C'est vers Moi qu'est votre retour à tous; alors Je vous informerai de ce en quoi vous divergiez » (sourate 5, verset 48).

Ce dernier verset insiste sur le respect de la diversité religieuse, sur le fait qu'aucune religion n'a le droit d'anéantir l'autre. C'est un appel de paix et de cohabitation religieuse. De nos jours, ceux qui ridiculisent le plus l'islam et Mahomet sont des musulmans : djihadistes, fondamentalistes et même modérés. À la manière des astrologues qui interprètent Nostradamus en sortant ses lignes de leur contexte, ils découpent le Coran en 6236 versets, en séparent les versets les uns des autres pour les lire selon leurs intérêts idéologiques et politiques et, ce faisant, construisent une image guerrière et conquérante de Mahomet.

La liberté d'expression est un droit fondamental : Charlie Hebdo a le droit de publier ce que bon lui semble. Même s'il advient que je ne sois pas d'accord, « je me battrais jusqu'à la mort pour que vous ayez le droit de le dire ». Mais un soutien inconditionnel de la liberté d'expression ne devrait pas m'empêcher de la questionner. A-t-elle des limites, des frontières, et est-elle nécessairement liée à une conscience éthique ? N'est-elle pas associée depuis la Révolution française à ses deux sœurs : égalité et fraternité, au respect de la dignité humaine et à la paix ? En repensant la liberté sans fraternité, serions-nous conduits à l'état de nature hobbesienne, état de liberté absolue et de « guerre de tous contre tous » ? Pourrions-nous envisager une liberté fraternelle dans le sens ricœurien (« soi-même comme un autre ») et penser à ceux dont les proches sont coincés entre deux balles, quelque part en Irak, en Syrie, en Lybie, en Palestine ou au Yémen et dont les derniers pouvoirs sont les larmes et l'imploration de Dieu ? Pourrions-nous penser à une liberté qui construit des ponts de conciliation entre mémoires blessées ?

Peut-être le problème est-il que les défenseurs de la liberté de Charlie en Occident marginalisent la crise du rationalisme islamique plutôt que de le comprendre. Le monde arabe actuel mène une lutte pour la liberté et l'égalité contre l'obscurantisme religieux. Le printemps arabe de 2011 ne fut pas seulement l'occasion de renverser des régimes politiques tyranniques et théocrates, mais constitua aussi une réaction aux fondements idéologiques de diverses visions de l'islam. En effet, le combat d'aujourd'hui se fait sur le terrain de l'interprétation du Coran, de la vérification de la tradition (Sunna) et de la jurisprudence islamique (Fiqh), et de la révision de la biographie prophétique (Sira Nabawiya) qui respecte l'historicité scientifique. S'opposent ainsi ardemment le rationalisme et le fondamentalisme islamique.

Considéré en Occident comme la manifestation du droit à la liberté d'expression, une caricature du Prophète Mahomet, inacceptable pour le musulman ordinaire, ne contribue pas à la critique rationnelle des fondements de l'islam. Il renforce plutôt la position des fondamentalistes : les dernières manifestations au Pakistan en sont la preuve. Les rationalistes et démocrates arabo-musulmans sont aujourd'hui dans une situation très critique. S'ils défendent la liberté de Charlie, on les traitera d'apostats, d'occidentalistes traitres à leur religion. Le musulman ordinaire condamnera leurs efforts intellectuels. Et s'ils défendent Mahomet, ils doivent du coup nier leur rationalité qui tend a libéré le Prophète de son image ancestrale dessinée depuis le VIIIe siècle et renoncer à leur espoir de déconstruire sa biographie traditionnelle si importante pour tous les islamistes, quelle qu'en soit la déclinaison : modérés, wahhabites, islam politique, taliban, Al-Qaïda, et autres djihadistes. Un dessin frivole de Mahomet ne sert que les fondamentalistes dans leur combat contre la liberté et la rationalité.

La guerre contre le terrorisme des talibans, d'Al-Qaïda ou de l'EI en est avant tout une contre les inégalités sociales, l'austérité et la marginalisation sociale qui favorisent la criminalité. Aujourd'hui, Al-Qaïda n'est plus un organisme pyramidal, mais une toile d'araignée idéologique qui se tisse au niveau international. S'y retrouvent les frustrés du monde entier qui en adoptent l'idéologie et cherchent à se valoriser notamment par la quête du martyr. Le drame de Charlie Hebdo deviendra-t-il le prélude à une remise en question par la France de sa politique identitaire assimilationniste, qui crée des cités ghettos où sévit l'itinérance, et de son système de justice qui transforme les délinquants en criminels et les voleurs en terroristes ! Ne serait-ce pas également le moment pour les leaders du monde arabe hypocrites de pleurer l'absence de liberté dans leur propre pays avant de marcher pour défendre celle menacée en France (ou comme disait le proverbe « Tuez le mort et marchez dans ses funérailles ») ! Car c'est en rendant sa liberté au citoyen arabe et musulman qu'on l'éloignera le plus d'Al-Qaïda, de l'EI et de Boko Haram. Les enfants d'Irak, de Libye, de Syrie et du Nigeria pourront jouer autrement qu'avec des kalachnikovs!

C'est dur d'être aimé par des cons!

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