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«Je selfie donc je suis», ou le stade du selfie

Réaliser une photo de soi et la poster sur un réseau social en attendant qu'elle soitentraîne-t-il une modification du rapport à soi, et plus largement, un changement en profondeur de notre moi? Cela modifie-t-il notre lien à l'autre?
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Ce moment où le sujet humain a basculé par le biais du numérique dans un nouveau rapport à lui-même et au monde, on pourrait aujourd'hui l'appeler le stade du selfie, tant c'est moins, en réalité, le monde qui a changé que la perception que nous en avons, et tant ce changement de perception est illustré par l'immixtion entre lui et nous de cet objet hybride omniprésent, à la fois téléphone, écran, appareil photo et ordinateur, que nous appelons téléphone intelligent.

Cet objet singulier est devenu le trait d'union entre les autres et nous, entre ce que nous ressentons et ce que nous donnons à voir, entre je et tu: dans quelle mesure est-il en train d'inaugurer une nouvelle relation entre les individus? Surtout quand on considère qu'il se résume essentiellement à un écran, c'est-à-dire à la production d'images, et qu'il est aussi ce qui affiche une partie de moi. Et de quel moi s'agit-il? Que dit-il de moi? Réaliser une photo de soi et la poster sur un réseau social en attendant qu'elle soit liked entraîne-t-il une modification du rapport à soi, et plus largement, un changement en profondeur de notre moi? Cela modifie-t-il notre lien à l'autre?

«Égoportrait» ou «autophoto»

Le selfie, qu'au Québec on traduit par «égoportrait» ou «autophoto», serait apparu en 2002 sur un forum en ligne australien (ABC Online), dérivé du terme anglais self, qui signifie «soi» et parfois «étant seul», auquel on aurait ajouté le suffixe argotique et affectif «ie». De là, révolution technologique aidant, il s'est rapidement étendu au monde entier.

En 2005, le designer et photographe Jim Krause lui consacrait déjà un manuel de photographies, même si ce n'est qu'en 2012 que son usage est devenu courant. En 2013, selfie a été élu «mot de l'année» dans les dictionnaires d'Oxford et, en 2016, il est présent dans les dictionnaires français. Désormais, impossible de faire sans.

Révolutions en chaîne

Or, ce qui m'a interpellé en me penchant sur la question du selfie, c'est qu'il réunit nombre de questionnements autour du virtuel. Ainsi, il est l'emblème de nombreuses révolutions dans lesquelles nous nous trouvons entraînés:

- tout d'abord, le selfie ne pouvait avoir lieu sans une révolution technologique: l'arrivée du numérique a amorcé un certain nombre de ruptures qui ont bouleversé en profondeur nos modes de vie, c'est indéniable;

- cette évolution a entraîné une modification radicale de notre perception du monde, que l'on peut qualifier de révolution humaine, et dans laquelle deux changements majeurs peuvent être retenus: ceux de notre rapport à l'espace-temps et au langage;

- avec le selfie, il est bien évident que c'est d'abord la «représentation de soi» qui est en jeu et qu'il impose une réflexion sur le narcissisme, sur une possible révolution moïque;

- un tel questionnement a des répercussions dans notre rapport aux autres -à rapprocher de celles qu'amène la crise identitaire de l'adolescence-, qui entraînent une quatrième révolution, sociale et culturelle;

- la société se transforme ainsi peu à peu en un théâtre de représentations de nos egos, un jeu dans lequel on ne peut ignorer la dimension aussi sympathique, amicale et créative du selfie, une pulsion de vie (Eros) qui traduit une révolution érotique;

- toutefois, Eros ne va pas sans Thanatos, la pulsion de mort: le selfie a sa part d'ombre dans le poids de solitude qu'il peut dissimuler, dans ses excès morbides, il manifeste une sixième révolution, pathologique;

- parallèlement, il peut aussi s'entendre comme une expression esthétique, une œuvre d'art, non sans que se posent autour de ces autoportraits d'un nouveau genre, dont l'intention est aussi de partager «quelque chose» de soi avec un autre, des questions sur la révolution esthétique qu'il introduit;

- enfin, cet enchaînement de révolutions dont on ne peut encore mesurer les effets faute de recul amène à rester prudent et à envisager de poser les bases d'une «self-éthique» -une éthique du virtuel- qui penserait l'impact des développements techno-scientifiques sur nos liens humains et dans le rapport à soi. C'est là l'objet de la dernière révolution: la révolution éthique.

Crise de la subjectivité et naissance du moi virtuel

Ainsi, ce que révèle le stade du selfie, c'est la constitution d'une nouvelle forme de subjectivité hybride, une subjectivité virtuelle. Une subjectivité qui peine à s'affirmer, en tension entre un sujet réel et son avatar, une forme de subjectivité sans sujet. Ce stade souligne un moment où la subjectivité est en pleine métamorphose, tout comme le moi qui ne cesse de s'interroger entre son éprouvé réel et sa représentation virtuelle. Cette tension est l'expression d'une période transitoire. La question est de savoir à quoi va aboutir cette nouvelle figure du moi, traversé et transformé de part en part, par le virtuel? Nous avons parlé de «réalité augmentée», «d'homme augmenté»: peut-être faut-il évoquer une «subjectivité augmentée» par l'intégration du virtuel au cœur de la constitution même du sujet? En attendant, ce temps de métamorphose reste inconfortable, un moment douloureux, difficile. C'est pourquoi, nous avons parfois le sentiment d'avoir tant de mal à vivre, tant de difficulté à exister, tant de peine à nous affirmer, tant d'angoisses à dépasser.

Le stade du miroir, cher à Lacan, fait surgir le sujet réel; le stade du selfie révèle le sujet virtuel. Au cœur de cette métamorphose, qui ne cesse de renvoyer le moi à un questionnement sur lui-même, se trouve posée avec force la question des métamorphoses de la subjectivité.

Dans ce livre, en partant des nouvelles technologies, j'ai ainsi tenté de rendre compte de l'évolution radicale qu'elles ont entraînée dans notre manière d'appréhender le monde, une évolution emblématiquement représentée par le «selfie» -cet ego portrait qui illustre aussi la crise de la subjectivité qui en est résultée et l'existence de notre moi virtuel. J'ai aussi voulu montrer qu'en intégrant pleinement le virtuel à notre quotidien -au lieu d'en avoir peur-, en acceptant d'associer ce moi virtuel à notre moi réel, nous pouvons poser les bases d'une re-naissance, et ériger, ensemble, les fondements d'un vivre-ensemble 2.0.

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© Albin Michel

Ce billet de blogue a initialement été publié sur le Huffington Post France.

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