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Mangerez-vous de la tourtine à Noël?

Ce mélange de tourtière et de poutine est un phénomène qui mérite d'être interprété...

J’ai vu récemment une invention culinaire qui m’a laissée songeuse, la tourtine. Le plat, comme son nom l’indique, est un hybride de tourtière et de poutine. Du fromage en grains et de la sauce typiques de la poutine sont ajoutés à la garniture de la tourtière, en plus d’ingrédients festifs comme la viande effilochée et l’incontournable foie gras.

La tourtine connaît un succès tel que ses créateurs, les propriétaires du restaurant Baron BBQ, à Saint-Ambroise au Saguenay, ont été dépassés par la demande. Ils ont dû réorienter toute leur production et ont doublé leur personnel.

Au-delà du buzz marketing (que l’on souhaite à tous les acteurs de la restauration en ces temps de crise), le phénomène demande à être interprété. Le plat, proposé juste au moment des fêtes de fin d’année, semble réinventer deux de nos classiques culinaires. Comment comprendre cette réinvention, quel rapport traduit-elle au patrimoine gastronomique québécois?

Dans le cadre de mes recherches, je m’intéresse aux représentations culturelles de la nourriture et de la cuisine. Comment cet imaginaire gastronomique résonne-t-il avec nos identités individuelles et collectives, avec nos aspirations et nos quêtes de sens?

Pas le premier croisement culinaire

La tourtine n’est pas le premier exemple d’un mets qui combine des préparations existantes. Dans le registre populaire, le pizzaghetti a connu des heures fastes il y a quelques décennies dans les restaurants de cuisines dites «italienne et canadienne». Une vérification sur Internet permet de constater que cette invention québécoise est toujours proposée par plusieurs établissements et qu’on en trouve même dans la section des produits surgelés des supermarchés.

Un autre croisement inventif, le cronut, connaît un succès qui ne se dément pas depuis 2013. C’est une pâtisserie dont la pâte feuilletée comme celle d’un croissant est passée à la friture et garnie comme un beigne – évidemment appelé donut aux États-Unis… et en France. Le cronut est à l’image de son créateur Dominique Ansel, un Français vivant aux États-Unis qui a opté pour le métissage des traditions.

Un cronut d’octobre fourré de confiture de canneberges maison et de ganache de pistache de la boulangerie Dominique Ansel New York.
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Un cronut d’octobre fourré de confiture de canneberges maison et de ganache de pistache de la boulangerie Dominique Ansel New York.

Le croisement de préparations culinaires distinctes est toujours révélateur. Le pizzaghetti dévoile sans doute un enthousiasme naïf face aux traditions gastronomiques italiennes que nous n’hésitions pas à jeter pêle-mêle dans la même assiette. Le cronut présente quant à lui la rencontre de la France et du Nouveau Monde, de la longue durée historique et de l’innovation, de la boulange artisanale et du snack.

Un mets traditionnel

Mais que dit la combinaison que propose la tourtine? Pour le comprendre, il faut examiner les deux plats qui la composent. La tourtière autant que la poutine sont emblématiques de la tradition culinaire du Québec, et on peut même y voir des plats nationaux. Elles portent cependant des significations bien distinctes.

La tourtière constitue une des pièces de résistance de nos tables de Noël et du Nouvel An. Elle repose sur les ressources locales et, selon la région, on peut la préparer à la viande d’élevage, au gibier ou même au poisson. Elle semble ainsi liée à un territoire, et même à un terroir.

La tourtière est un mets incontournable du temps des Fêtes et peut certainement être hissé au rang de plat national québécois.
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La tourtière est un mets incontournable du temps des Fêtes et peut certainement être hissé au rang de plat national québécois.

De plus, le mets suscite des débats, ce qui est un signe de son importance culturelle. Son nom vient-il vraiment des oiseaux aujourd’hui disparus appelés tourtes qui servaient supposément à la confectionner, ou plutôt du récipient dans lequel était moulé la pâte? Son origine est-elle française ou britannique? La vraie tourtière est-elle celle du Lac-Saint-Jean, qui contient des patates, celle qui ne renferme que du hachis de porc et de veau (parfois appelée «pâté à la viande»), ou encore la cipâte du Bas-du-Fleuve? Il y a autour de la tourtière un travail des représentations qui indique que le mets occupe une vraie place dans la gastronomie québécoise.

C’est aussi un plat qui, à défaut d’être cuisiné dans les foyers, est encore aujourd’hui très aimé par les consommateurs, surtout lors des Fêtes. Le marché saisonnier de la tourtière prête-à-manger (fraîche ou congelée) traverse les catégories, rassemblant des producteurs artisanaux, des joueurs intermédiaires comme les épiceries de niche, et évidemment le secteur de la grande distribution. Le mets est un incontournable et peut certainement être hissé au rang de plat national québécois.

Un plat canaille

Le cas de la poutine est bien différent. Son histoire est beaucoup plus récente, puisqu’elle naît à la fin des années 50 dans la région agricole du Centre-du-Québec, berceau du fromage en grains qui en est l’ingrédient indispensable. Elle ne devient populaire que dans les années 80, à la faveur d’une diffusion urbaine qui en change aussi les conditions de consommation. Elle acquiert à ce moment le statut iconique qui est encore le sien: c’est un aliment de restauration rapide sans prétention et même un peu canaille, une éponge à bière que l’on engloutit volontiers après une soirée arrosée avant d’aller dormir.

La poutine est un aliment de restauration rapide, convivial, joyeux et associé à la vie nocturne.
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La poutine est un aliment de restauration rapide, convivial, joyeux et associé à la vie nocturne.

Les significations que porte la poutine sont très éloignées de celles de la tourtière. Elle est empreinte d’un certain imaginaire rural vintage, mais aussi de valeurs telles que l’américanité, l’excès joyeux et la vie nocturne. Bien que son histoire soit récente, la poutine fait désormais partie du patrimoine culinaire québécois.

Quand la modernité rencontre la tradition

Qu’arrive-t-il quand on mêle la tourtière et la poutine? Ce geste peut heurter les puristes, et je ne suis pas convaincue qu’il soit gastronomiquement probant. Mais il a toutefois l’intérêt de conjoindre des représentations liées à chacun des plats: l’histoire de plus longue durée rencontre la modernité, le repas familial croise la collation nocturne prise entre amis. La tourtine modernise la tourtière, ou elle traditionnalise la poutine.

Mais bien sûr tout cela n’est pas simple. L’invention culinaire est une réinterprétation du patrimoine, mais elle manifeste un désir plutôt qu’un fait, et il faut y voir un travail de l’imaginaire bien plus que des significations arrêtées.

La tourtine, et son succès auprès des consommateurs, révèlent peut-être qu’en cette année pandémique, nous sentons le besoin de repenser les plats emblématiques du temps des Fêtes. Il n’y aura pas de grandes tablées familiales et de ripailles interminables. Nos festins seront plus modestes. Pour certains, les Fêtes seront marquées par des conditions personnelles et professionnelles difficiles, voire par la maladie ou le deuil.

Dans ce contexte, nous voulons garder la tradition qui nous lie au passé, si précieuse et rassurante en des temps incertains. Mais pourquoi ne pas y ajouter quelque chose de ludique, un peu d’humour et d’invention, l’excès joyeux et le souvenir des repas amicaux pris au-dehors… C’est ce que propose la tourtine.

Je serais bien étonnée qu’elle devienne notre nouveau plat national, mais pour l’instant, elle répond à un besoin. J’ai presque envie de dire qu’elle donne à rêver.

La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d’actualités à but non lucratif dédié au partage d’idées entre experts universitaires et grand public.

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