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Être sourd et danseur professionnel: la réalité du Montréalais Cai Glover (ENTREVUE/PHOTOS/VIDÉO)

Être sourd et danseur professionnel: la réalité du Montréalais Cai Glover

Sourd depuis l’âge de huit ans, Cai Glover a toujours refusé d’être traité différemment ou d’avoir plus d’attention que les autres en raison de sa différence. Au contraire, le danseur montréalais veut attirer les regards sur ses gestes, ses émotions et son âme, lorsqu’il foule la scène avec la compagnie Cas Public.

Le danseur de 29 ans originaire de Prince George, en Colombie-Britannique, se rappelle encore de l’ivresse qu’il a ressentie pour la première fois en dansant sur « Man in the mirror » de Michael Jackson, à 16 ans. « Je vivais la contradiction pure entre la nervosité et l’aisance d’arriver sur les planches pour danser seul pendant trois minutes. C’était merveilleux de sentir les gens me regarder, non pas parce que je suis sourd, mais pour mes qualités de danseur. »

Glover ne veut pas que son handicap auditif détourne l’attention des spectateurs, mais il ne peut en faire abstraction dans son travail. « Le plus grand défi est de rester impliqué autant que je le voudrais dans le processus de création. Lorsque les danseurs lancent des idées rapidement et qu’on les essaye sur le champ, pour répondre à l’urgence qu’impose la création, il se peut que je n’entende pas certaines propositions et que je sois mis de côté par la situation. »

Être sourd et danseur professionnel: la réalité du Montréalais Cai Glover

Danser sans tout entendre

Les danseurs doivent faire corps avec la musique. La sentir. Se laisser porter par elle. Ou la laisser les envelopper. Mais encore faut-il bien la percevoir. « Je n’entends pas toutes les nuances. Dans une chorégraphie, j’ai des repères auditifs et une quantité folle de repères visuels. Sans oublier les gestes qui s’inscrivent dans la mémoire de mon corps. Lorsque les batteries de mes appareils auditifs meurent ou que la transpiration les bousille, je dois danser quand même. Je pense qu’inconsciemment, je me fais des plans de rechange pour ne pas être pris au dépourvu. »

Le Britanno-Colombien est en mode adaptation depuis qu’il a huit ans, lorsqu’une méningite l’a privé de son audition. « Un matin, j’avais l’impression d’avoir la grippe. J’ai été malade toute la journée. Je délirais et je gémissais durant la soirée. En pleine nuit, mon père m’a amené à l’hôpital. Ils ont vu tout de suite ce que j’avais et m’ont donné des médicaments par ma colonne vertébrale. La méningite avait déjà atteint mon cerveau et affecté mes canaux auditifs, mais pas assez pour me tuer. »

Parents protecteurs

Immédiatement, sa mère et son père se sont mis en mode solutions. « Ils ont discuté avec l’école pour que tous ceux qui me côtoyaient apprennent le langage des signes. Ils ont fait des recherches sur les implants cochléaires, dans l’éventualité où j’en voudrais un jour. Ils étaient prêts à ce que je me fasse opérer ou à s’investir dans la communauté des sourds. Je suis certain qu’à certains moments, ils se sont dit "what the fuck do we do?", mais ils ne m’ont jamais montré leurs angoisses. Je n’ai jamais vécu avec le sentiment d’être anormal. »

Cette « aisance » avec la surdité est possible en grande partie grâce à l’implant cochléaire que les médecins ont installé dans son cerveau et son oreille droite (la gauche a un appareil amplifiant les parcelles sonores qui se faufilent encore). « Le dispositif externe de mon oreille droite est une sorte de microphone qui perçoit les sons et envoie des signaux électroniques à l’implant. Mon cerveau peut sentir 22 fréquences. Plus une voix ou une musique devient familière, plus je peux en saisir les nuances. J’ai aussi la chance de compter sur une mémoire des sons, puisque j’entendais jusqu’à huit ans. »

Billy Elliot canadien

Ces souvenirs sonores le servent depuis qu’il a débuté ses leçons de danse, à l’âge de 10 ans. « J’ai commencé avec des cours de jazz. J’avais une aversion pour le ballet, étant donné que j’ai grandi dans une petite ville et que c’était mal vu pour un garçon d’aimer ça », explique-t-il, alors qu’on réalise que sa taille filiforme, ses cheveux courts et son visage espiègle lui donnent des airs de Billy Elliot, un personnage cinématographique confronté au même dilemme.

Cai Glover a fini par faire ses classes en classique. « Lorsque j’ai commencé à voir la danse comme une forme d’art, j’ai suivi des cours de ballet pour avoir la meilleure technique. Sauf que personne de mon entourage ne le savait. Un jour, mes souliers de ballet sont tombés devant tout le monde à l’école. J’ai sauté dessus pour les récupérer et j’ai dit que c’était pour une classe de hip-hop, même si c’était des chaussons blancs… »

Habitué de pratiquer toutes les disciplines sportives avec son frère jumeau, il a longtemps vu la danse comme une activité physique parmi tant d’autres. « Je ne dansais pas pour l’art à l’époque. C’était surtout un défi pour me prouver que j’étais capable de faire tout ce que les filles réussissaient. Plus tard, à 16 ans, j’ai découvert la joie d’être sur scène et d’exprimer quelque chose de très personnel à un large public. »

De Vancouver à Montréal

À la fin de son high school, le jeune homme a décidé d’étudier à la Pacific Dance Arts de Vancouver, afin de se tailler une place dans l’univers de la danse. Un milieu qui s’est montré compréhensif à sa condition, à quelques exceptions près. « Quand j’ai travaillé pour le Atlanta Ballet, ils voulaient que je porte une perruque pour couvrir la cicatrice que j’ai sur la tête depuis l’opération. Ils ne comprenaient pas ce que je vivais. Parfois, j’étais décalé avec la musique, et au lieu de chercher des moyens pour régler le problème, ils me retiraient de la chorégraphie. C’est le seul endroit où j’ai connu des difficultés. »

De l’ouest à l’est du Canada, nombreux sont ceux qui ont reconnu ses qualités d’interprètes, affirmant qu’il est impossible de détacher son regard de lui lorsqu’il danse. « C’est facile pour moi de m’abandonner sur la scène. C’est le seul moment où je ne suis pas effrayé par la mort… Dans la vie de tous les jours, cette peur m’obsède, parce qu’elle représente l’inconnu et la fin ultime. »

Après des années à Vancouver, Glover a décidé de tenter sa chance à Montréal, où sa sœur a dansé pendant des années avec les Ballets Jazz. En 2012, il a été engagé par la compagnie Cas Public. Avec le temps, certains membres de l’organisation ont remarqué que les défaillances de son implant cochléaire lui posaient problème. Ils sont donc entrés en contact avec la Fondation des Sourds du Québec, qui a accepté de financer l’achat d’un nouvel appareil. Un cadeau de 9 275 $, reçu en décembre 2014. « Le dispositif externe est maintenant 40 % plus résistant à l’eau. Avec mon autre, j’étais parfois obligé de passer la moitié d’une tournée sans rien entendre. Le nouveau n’a pas brisé une seule fois depuis six mois! God bless la fondation! »

En plus de songer aux spectacles de Cas public qui reprendront dès septembre, Cai Glover a un nouveau projet en tête: apprendre à chanter. « Quand j’avais 12 ans, je suivais des cours de comédies musicales, mais on me disait souvent de faire du lipsing… », dit-il en éclatant de rire. « Je viens de commencer des cours de chant et j’essaie de voir si je peux chanter juste sur une base constante. »

Après plus d’une heure à discuter avec Glover, nous lui confions que nous avions oublié qu’il était sourd, au moment où il nous a partagé ses aspirations en chant. Sa réaction a été à l’image du jeune homme déterminé et philosophe qu’il est devenu. « J’ai moi-même passé toute ma vie à oublier et me rappeler que je suis sourd… »

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