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J'ai vécu caché en Syrie, confiné aujourd'hui: les deux révèlent notre condition humaine

Corona essaie de nous séparer, comme le fait le régime syrien, mais les gens réagissent autrement.
Des habitant applaudissent pour remercier les soignants et leur dévouement dans la crise du coronavirus, le 19 mars 2020 à Paris.
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Des habitant applaudissent pour remercier les soignants et leur dévouement dans la crise du coronavirus, le 19 mars 2020 à Paris.

J’ai déjà vécu de tels moments de confinement il y a 8 ans. J’étais à Damas, mon nom était sur la liste noire du régime d’Assad, pour participation aux manifestations. Je me suis caché trois mois dans un appartement loin de la ville. Je passais mon temps à contacter des associations de défense des droits de l’homme, des manifestants. Quand je sortais pour faire les courses, je couvrais mon visage d’un châle avec, dans ma poche, une fausse carte d’identité. C’était entre janvier et mars 2012, il faisait beau, le printemps syrien était magnifique, sauf que je ne pouvais ni me promener, ni rencontrer des gens; si la police me trouvait, ils seraient aussi inquiétés.

Le besoin des autres

À Damas, j’éteignais toutes les lumières et je m’attendais à chaque instant à être arrêté. Au cours d’une de ces nuits, j’ai entendu quelqu’un frapper à la porte. Persuadé qu’il s’agissait des services de renseignement - qui d’autre pouvait me rendre visite à cette heure? - j’ai aussitôt improvisé un plan pour leur échapper: m’allonger sous le lit - comme j’étais malin! - mais lorsque j’ai regardé à travers l’œilleton j’ai vu que c’était ma bien-aimée. Elle avait pu franchir seule tous les barrages de la cité universitaire jusqu’à ce domicile éloigné afin de me retrouver. C’est ainsi que nous nous sommes cachés toute une nuit aux malheurs du monde mais sur et non sous le lit.

“Un couple s’installe à la terrasse de leur appartement; ce sont mes voisins, je les ai déjà entrevus plusieurs fois. Quand ils me voyaient, ils détournaient la tête. Cette fois, ils me font un signe de la main.”

Au cœur d’un conflit riche en périls, la présence des autres atténue la peur mais, au temps du coronavirus, ces autres peuvent représenter un danger. On ne peut plus se rapprocher des amis, de la famille, ce qui augmente notre solitude.

C’est une journée ensoleillée, j’ai de la chance que mon studio donne sur une cour, où un arbre continue de fleurir, en silence, ses branches grandissent, se rapprochent de ma fenêtre, je ne les avais jamais remarquées auparavant. À côté de cet arbre, un couple s’installe à la terrasse de leur appartement; ce sont mes voisins, je les ai déjà entrevus plusieurs fois. Quand ils me voyaient, ils détournaient la tête. Cette fois, ils me font un signe de la main, je réponds, on échange quelques mots.

Une dame dans la soixantaine ouvre sa fenêtre, elle nous salue, elle habite seule, une autre fenêtre s’ouvre, un monsieur âgé nous regarde, on parle tous ensemble. J’ai l’impression que nous sommes dans un café en plein ciel!

Souvent, à Paris, on est seul dans la foule. On est toujours très occupé et, même si l’on est libre, on court tout le temps: c’est notre mode de vie. C’est compliqué de se voir, car on n’a jamais le temps, aujourd’hui, où on a tout notre temps, interdiction de se voir.

Corona dictateur

Corona essaie de nous séparer, comme le fait le régime syrien, mais les gens réagissent autrement. La même chose s’est passée en Syrie. Avant la révolution, la société était cloisonnée, divisée, étroitement surveillée par la dictature: tout le monde avait peur de tout le monde. Les services de renseignement d’un dictateur ne sont pas visibles, n’importe qui parmi ceux qui nous entourent peut être un indic, comme n’importe qui peut apporter Corona. Ainsi, les effets de la dictature sont semblables à ceux de Corona: tous les deux nous empêchent de respirer.

«Confinement», je ne connaissais pas ce mot auparavant. Pour exprimer ce que j’avais vécu en Syrie, j’utilisais enfermé, assiégé, ou caché. À l’époque, comme aujourd’hui, s’installer à la terrasse d’un café, traîner pendant des heures, acheter une fleur, ces gestes simples de la vie quotidienne étaient proscrits. Je passais le temps à attendre la chute du régime. Pour lui échapper, je comptais les semaines, les jours, les heures, jusqu’à ma fuite clandestine vers la Jordanie. Mais aujourd’hui, nulle part où aller pour éviter Corona.

“Rêver diminue le chagrin.”

Aujourd’hui, je devrais être inquiet de l’avenir, mais je n’y arrive pas, convaincu qu’un jour tout ça finira. Les choses changent rapidement, c’est ce qui s’est passé il y a des années de cela: j’ai vécu la révolution puis la guerre, l’exil, tout ça en une année. À certains moments, les conditions ont été plus préoccupantes que ce que nous connaissons aujourd’hui avec cette nouvelle maladie, mais j’en suis sorti, comme beaucoup de Syriens, vivant, ça serait absurde d’être emporté par Corona. J’ai déjà tout perdu pour sauver ma peau: ma famille, mes amis, un pays, afin qu’un virus me tue! C’est une mort surréaliste!

Pleurs de joie

Doucement, le soir commence à envelopper Paris, l’envie de sortir, de voyager, augmente. Simplement, c’est interdit. «Quand l’épidémie finira, j’irai à la plage, je passerai des jours à me promener, je partirai en Espagne, en Italie». Voilà les idées qui traversent la tête en ces moments, même si je sais que la plupart ne se concrétiseront pas, mais rêver diminue le chagrin. En Syrie, je ne souhaitais que de vivre un jour en sécurité.

“J’entends les applaudissements aux travailleurs de la santé. J’ai l’impression que des fleurs tombent des mains des habitants, couvrent la ville, et l’avenir.”

J’entends les applaudissements aux travailleurs de la santé. Je reviens vers la fenêtre, j’applaudis, de toute ma force. Une ancienne image me revient en mémoire: c’était en 2011, quand le régime syrien a appliqué le couvre-feu à Homs, les gens répétaient les slogans des mouvements, depuis leurs balcons tous les soirs, ou quand les mères jetaient des fleurs sur les manifestants dans la journée. Désormais, cette scène de solidarité me fait pleurer de joie, et de chagrin. J’ai l’impression que des fleurs tombent des mains des habitants, couvrent la ville, et l’avenir.

Un jour, Corona partira, Assad aussi. Quand? Comment? Personne ne peut le prédire. Tout ce que je peux faire, c’est de continuer à travailler. C’est une manière de résister, d’exister. Alors j’ouvre à nouveau mon ordi et j’entame la rédaction de ce texte.

Ce texte a initialement été publié sur le HuffPost France.

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