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Dans l'intimité

Les mécanismes psychologiques à l'intérieur des grands événements historiques inhumains sont les mêmes que ceux qui régissent des situations intimes tout à fait banales et très humaines.
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Dans L'art du roman, Kundera évoque l'intimité des Praguois avec les romans de Kafka lors de la période communiste. Un ingénieur, pour reprendre son exemple, pouvait alors être accusé à tort d'espionnage par un journal, aller faire rectifier de bonne foi l'information auprès du directeur de la rédaction, puis du ministère des Affaires intérieures, obtenir un démenti officiel, constater pourtant après coup qu'il était suivi, et finir par décider de quitter le pays illégalement, amenant ainsi les autorités à le considérer comme un espion pour de bon!

Ce qu'on appelle aujourd'hui le «kafkaïen», aisément reconnaissable dans l'histoire (vraie) de cet ingénieur, n'était pas perçu à Prague ou à Varsovie comme l'intrusion exceptionnelle d'un type de situation humaine dans la vie réelle des gens mais «vécu» comme «faisant partie de la vie de Prague» ou de Varsovie. Mais pourquoi Kafka, si peu «engagé» (comme on dira plus tard) dans la vie politique de son époque, a-t-il «découvert», par ses romans, des tendances qui ne se déploieront de façon manifeste et brutale que dans les États totalitaires postérieurs à sa mort ?

Pour répondre à cette question, Kundera se souvient d'une vieille amie qui, au cours des procès staliniens de Prague en 1951, avait, comme tant d'autres, été arrêtée et jugée pour des crimes imaginaires. Contrairement à de nombreux communistes qui, dans la même situation, avaient, comme Joseph K, passé au crible leur vie passée pour trouver les fautes absurdes qui leur étaient reprochées, la vieille amie de Kundera avait, quant à elle, avec un courage stupéfiant, refusé d'aider ses bourreaux à l'accuser. Devenue alors inutile pour le procès final, elle avait été emprisonnée à vie au lieu d'être pendue, puis réhabilitée et ainsi libérée au bout de quinze ans.

Le jour où Kundera arrive chez cette vieille amie, qu'il admire, elle est en pleurs parce que son fils de 26 ans a, ce matin-là, tardé à se lever. Kundera lui fait observer qu'il n'y a là qu'une broutille et qu'il y a quelque exagération de sa part à se mettre dans des états pareils pour si peu. À ce moment précis, ce n'est pas la mère, mais le fils qui prend la parole pour répondre à Kundera: «Non, ma mère n'exagère pas. Ma mère est une femme excellente et courageuse. Elle a su résister là où tout le monde a échoué. Elle veut que je devienne un homme honnête. C'est vrai, je me suis levé trop tard, mais ce que me reproche ma mère, c'est quelque chose de plus profond. C'est mon attitude. Mon attitude égoïste. Je veux devenir tel que ma mère me veut. Et je lui promets devant toi.»

Tout y est: la recherche de la faute imaginaire dont on est accusé, la reconnaissance de cette faute, l'aveu public, bref, tous les éléments d'un «mini-procès stalinien», version intime. Comme l'observe Kundera, ce que le Parti communiste n'est jamais parvenu à faire avec la mère, la mère est parvenue à le faire avec le fils.

Dans quelle mesure cette scène familiale permet-elle de répondre à la question de savoir pourquoi Kafka a été le premier romancier à saisir ce qui n'apparaîtra de façon manifeste et brutale en politique qu'après sa mort? Parce que, écrit Kundera, «les mécanismes psychologiques qui fonctionnent à l'intérieur des grands événements historiques (apparemment incroyables et inhumains) sont les mêmes que ceux qui régissent les situations intimes (tout à fait banales et très humaines).» Or, c'est précisément de son expérience familiale, comme chacun sait, que Kafka tire sa connaissance des techniques de culpabilisation qu'on trouve au cœur de ses romans et qu'on retrouvera dans les États totalitaires.

Il me semble que la thèse de Kundera peut être étendue de la vie familiale à la vie professionnelle, dont les mécanismes psychologiques sont, eux aussi, semblables à ceux qui fonctionnent sur la «grande scène de l'histoire». Je partirai, pour le montrer, du fameux roman L'insoutenable légèreté de l'être. Kundera y rappelle un programme de radio (réel) que l'on diffusait dans son pays natal sous l'occupation soviétique. L'émission de radio consistait à rendre publiques des conversations privées de personnalités tchèques en vue de les discréditer auprès de la population.

Kundera prend l'exemple d'un romancier tchèque, Jan Prochazka: on diffusait, en 1970, les conversations qu'il avait eues avec un professeur d'université en 1968. «La police secrète», écrit Kundera ,«qui avait découpé le programme, avait pris soin de souligner un passage où le romancier se moquait de ses amis, par exemple de Dubcek. Bien que les gens ne ratent pas une occasion de calomnier leurs amis, curieusement, leur Prochazka adoré les indignait plus que la police secrète haïe!» Nul n'ignore, pourtant, que personne ne dit ou n'écrit, avec certains destinataires, la même chose que ce qu'il dirait ou écrirait avec d'autres destinataires. Prochazka est comme tous les hommes: il se laisse aller, avec certaines personnes et dans certaines circonstances, à des propos qu'il ne dirait pas, ou dirait autrement, en présence d'autres personnes. Mais ce que les autorités soviétiques savaient très bien, c'est qu'en rendant publiques des conversations initialement réservées à un public restreint, on allait, aux yeux de beaucoup, discréditer un homme «semblable à tous les autres, dont le seul "tort", en quelque sorte, était d'avoir été espionné.»

Fidèle à sa thèse, Kundera montre, par l'intermédiaire d'un de ses personnages, que les mécanismes psychologiques qui fonctionnent à travers les grands événements historiques se retrouvent dans les situations intimes: «Quand j'avais quatorze ans, dit Tereza, je tenais un journal intime. [...] Maman a fini par le dénicher. Un jour, au déjeuner, pendant qu'on mangeait la soupe, elle l'a sorti de sa poche et elle a dit: "Écoutez bien, tous!", et elle s'est mise à le lire tout haut en se tordant de rire à chaque phrase. Toute la famille s'esclaffait et en oubliait de manger.»

Mais la famille n'est pas le seul lieu «intime» où l'on retrouve les mêmes mécanismes psychologiques que ceux qui fonctionnent à l'intérieur des grands événements historiques. Le milieu professionnel est aussi un laboratoire privilégié. Lorsque, sur un lieu de travail, des propos échangés en toute confiance entre employés se retrouvent sur le bureau de la direction, nous avons alors bien affaire à une version «intime» de l'émission de radio diffusée par nos «amis» soviétiques.

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